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inspirait le feu sacré, qui ne nous parlait jamais de la littérature qu’avec enthousiasme. J’avais besoin de sortir de cette atmosphère un peu échauffée, surtout d’un milieu trop indulgent, pour voir clair en moi-même, pour apprendre à me contenir, à me modérer, à développer en moi le sens critique qui me manquait absolument.

M. Rinn est le seul professeur du collège Louis-le-Grand qui m’ait laissé une impression très forte. M. Lemaire aîné professait avec une correction parfaite, il expliquait et commentait les textes à merveille. M. Durand avait de la bonté et s’intéressait à ses élèves. Mais ni l’un ni l’autre n’exerçaient la même autorité, le même ascendant sur- les esprits. L’enseignement que nous donnait le collège était complété à Sainte-Barbe par des conférences dont j’ai conservé le meilleur souvenir. Nous avions pour conférencier un professeur exquis, Eugène Despois, nature fine et délicate, d’une haute élévation morale, qui s’est tant honoré plus tard par sa résistance au coup d’Etat. Il ne prévoyait rien alors des malheurs de l’avenir. Il ne s’occupait que de lettres, il les aimait profondément, il en pénétrait toutes les beautés et il nous faisait partager le goût qu’il éprouvait pour elles.

Après mes deux années de rhétorique, je me présentai à l’Ecole normale supérieure où j’eus la bonne fortune d’être reçu. La jeunesse d’aujourd’hui, ’habituée à tous les soins de l’hygiène et même du confortable, ne se doute guère du dénûment dans lequel vivaient, il y a soixante ans, les élèves des grandes écoles de l’Etat. Nous habitions, rue Saint-Jacques, une annexe de Louis-le-Grand où la vie du collège semblait se prolonger pour nous : un long dortoir où couchaient pêle-mêle des élèves de la section des lettres et de la section des sciences ; une grande étude où travaillaient la première et la seconde année ; un réfectoire commun, une cour plantée d’arbres et fermée par un mur très élevé ; des vêtemens, pantalons, gilets, redingotes, du drap le plus grossier. On se serait cru dans un des plus pauvres établissemens d’enseignement secondaire. Heureusement, au bout de dix-huit mois, ma promotion bénéficia du nouveau régime. On nous installa dans les bâtimens neufs de la rue d’Ulm qui nous firent l’effet d’un palais en comparaison de ceux que nous quittions.

Le local de la rue Saint-Jacques, mal entretenu depuis qu’on était décidé à en changer, sombre, noir, couvert d’une couche de poussière et de saleté, nous aurait paru lugubre et nous