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entre lui et moi. J’avais fait mon deuil sans trop de peine de l’École Polytechnique et de l’École de Saint-Cyr, mais je n’avais pas fait mon deuil de l’uniforme. La veste et les aiguillettes d’aspirant de marine dont on m’avait affublé dans un bal costumé, la lecture de quelques voyages, et surtout celle du Robinson Suisse, m’inspirèrent tout à coup un désir immodéré de naviguer. Je venais précisément d’obtenir un prix de géométrie, et je me croyais de force à entrer du premier coup à l’École navale. On avait beau me représenter que je n’avais jamais vu la mer et qu’elle me réserverait peut-être de cruelles déceptions. Je m’obstinais. Il devint nécessaire qu’à l’autorité paternelle s’ajoutât l’influence persuasive et caressante d’une mère inquiète. Je cédai aux instances maternelles. Le sort en était jeté, il fut décidé que j’entrerais à l’École normale supérieure. Au fond, je ne demandais pas mieux. L’École navale n’avait été qu’une velléité. Je prenais de plus en plus goût aux études littéraires dont le charme m’était chaque jour révélé par mes entretiens avec mon père. Sa connaissance approfondie des classiques, son admirable mémoire lui fournissaient les argumens, les exemples, les textes qui pouvaient produire la plus forte impression sur un esprit bien préparé. Il savait par cœur plus de trente mille vers latins et français. Il n’en abusait pas, mais un hémistiche de Virgile, une citation d’Horace, de Racine ou de Corneille placés à propos entretenaient chez moi, comme un besoin naturel et impérieux, le sentiment du beau.

Cher père ! je ne dirai jamais assez combien je lui dois, quelles provisions inépuisables de science, de bon sens, de hauteur d’âme et de noblesse morale je trouvais en lui. Pas une petitesse ni une banalité. Parisien jusqu’au bout des ongles par sa naissance et par son éducation, il acceptait sans regrets la monotonie un peu plate de la vie de province. Il ne s’étonnait ni d’entendre souvent répéter les mêmes choses, ni de trouver quelquefois autour de lui des horizons bornés. Il lui suffisait pour sa satisfaction de pouvoir s’évader par la pensée de ces milieux restreints. Il en faisait naître, ou il en saisissait l’occasion avec une joie secrète. Chaque fois qu’il prenait la parole en public, c’était pour exprimer une idée neuve, pour présenter un point de vue original. La facilité avec laquelle s’accréditent les légendes, la quantité de niaiseries qui se débitent dans le monde l’amusaient infiniment. Il éprouvait un malin plaisir à démontrer la