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Procourt. Les Prussiens avaient reparu dans sa commune en 1814 et y avaient laissé un souvenir détesté. Il savait gré au gouvernement de Juillet de le préserver de ces aventures. Très prudent, comme le sont en général les gens de la campagne, il ne se compromettait pas inutilement, il n’affichait pas ses votes ; mais il devait toujours voter pour le candidat ministériel. Il représentait parfaitement le type du bourgeois orléaniste et conservateur sous la monarchie de Juillet.

Ce n’est pas par ce côté qu’il nous charmait : la politique nous laissait bien indifférens. Ce que nous aimions en lui, outre sa bonté, c’était sa connaissance de la vie rurale. Dans toutes ses promenades, il me prenait pour compagnon. Je le suivais, un point d’interrogation presque toujours sur les lèvres. A la suite de nos entretiens, beaucoup de notions utiles s’emmagasinaient dans ma petite cervelle. J’apprenais à distinguer les plantes qui poussent dans nos champs : le seigle, le blé, l’avoine, l’orge, le sainfoin, le trèfle, la luzerne, le chanvre, la betterave. Dans nos grands bois, derniers restes de la forêt des Ardennes, je pouvais nommer toutes les essences, les érables, les frênes, les bouleaux, les hêtres, les chênes. Je reconnaissais le vol et le chant de chaque oiseau : les alouettes, les tourterelles, les geais, les pies, les corbeaux, les merles, les grives, les rouges-gorges, les mésanges, les pinsons. Même aujourd’hui, après tant d’années, il me serait difficile de confondre les espèces. Un coup d’aile, un cri, la couleur d’une plume suffisent pour m’avertir.

Pauvres oiseaux ! que de remords j’éprouve maintenant à leur endroit ! Faut-il qu’il reste en nous quelque chose de la férocité de l’homme des cavernes pour que les meilleurs des êtres prennent plaisir à torturer ces innocentes petites bêtes ! Hélas ! mon grand-père qui n’aurait pas fait du mal à une mouche était le plus habile tendeur de pièges de la région ; pièges cruels qui se composent d’une branche d’arbre courbée en arc de cercle et accrochée à un piquet enfoncé dans le sol. Les deux bouts opposés de la branche sont réunis par une ficelle double qui passe dans un trou et soutient un léger morceau de bois appelé matelas. Lorsque l’oiseau se pose sur le matelas, il détend le piège et se trouve pris dans la ficelle par les deux pattes. Il pend ainsi lamentablement, les pattes brisées ; tous les efforts qu’il fait pour se dégager aggravent son supplice. S’il ne meurt pas de ses blessures, pour l’empêcher de souffrir plus longtemps, on est