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blessante contre M. et Mme de Vichy, mais des réticences calculées, des ménagemens discrets, cent fois plus accablans qu’un réquisitoire dans les règles ; et surtout un appel constant au cœur de la duchesse, lui dépeignant son infortune sous les couleurs les plus attendrissantes : « Je suis aveugle ; madame, on me loue de mon courage, mais que gagnerais-je à me désespérer ? Cependant je sens tout le malheur de ma situation, et il est bien naturel que je cherche les moyens de l’adoucir. Rien n’y serait plus propre que d’avoir auprès de moi quelqu’un qui pût me tenir compagnie et me sauver de l’ennui de la solitude ; je l’ai toujours crainte ; actuellement elle m’est insupportable… » Tel est l’exorde du morceau, et la péroraison n’est pas moins pathétique : « Ce n’est point une domestique que je prends ; c’est une compagne que je cherche, et vous savez qu’il n’est pas facile de trouver ce qui convient. J’avoue qu’il sera fâcheux pour moi de déplaire à mes parens… mais je ne fais que choquer une fantaisie, pour me procurer un bonheur essentiel, et, en vérité, il n’y a pas de proportion. Voilà, madame, le fond de mon âme : vous m’aimez, je suis malheureuse, et vous êtes aussi compatissante que vous êtes juste. »

La réponse de Mme de Luynes arriva peu de jours après[1]. Pleine de réserve et de prudens conseils, elle pouvait cependant passer pour une espèce d’assentiment : ce fut ainsi, du moins, que Mme du Deffand voulut l’interpréter, accablant adroitement sa tante de sa reconnaissance. Puis, sans perdre une minute, elle passa à l’action. L’archevêque de Lyon fut prié d’organiser le voyage de Julie, tandis qu’à Paris la marquise disposait l’opinion suivant le programme judicieux qu’elle s’était tracé à l’avance : « Je dirai… que vous êtes une demoiselle de province qui veut entrer dans un couvent, et que je vous ai offert un logement en attendant que vous ayez trouvé ce qui vous convient… Je n’aurai point l’air, dans aucun temps, de chercher à vous introduire ; je prétends vous faire désirer ; et, si vous me connaissez bien, vous ne devez point avoir d’inquiétude sur la façon dont je traiterai votre amour-propre… Il faut que l’on connaisse votre mérite et vos agrémens avant toute autre chose ; c’est à quoi vous parviendrez aisément, aidée de mes soins et de ceux de mes amis. » Tout Paris sut bientôt qu’on attendait à

  1. 8 avril 1754.