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tendrement » que par le passé. « Adieu, ma reine, terminait-elle ; vous pouvez montrer cette lettre à notre ami[1]. Je ne lui cache rien de ce que je pense. »

Ayant ainsi repris ses coudées franches, Julie n’hésita plus à s’adresser au comte d’Albon ; elle le mit au courant des pourparlers qu’on vient de lire et lui dit le service qu’elle attendait de lui, le conjurant de « s’expliquer nettement. » La réponse arriva bientôt ; elle était en effet fort nette, et négative sur tous les points. Le jeune comte s’opposait à l’installation à Paris, à la communauté de vie avec la marquise du Deffand ; il déclarait en même temps à Julie, en termes secs et décisifs, qu’elle ne devait compter, ni maintenant ni plus tard, sur aucune addition à la rente qu’elle tenait du testament maternel. Si dur qu’il puisse sembler, ce langage, disons-le, trouvait sinon son excuse du moins son explication dans la situation financière de Camille. Son père vivant encore, il n’avait hérité de la comtesse d’Albon qu’un assez faible revenu, encore ébréché depuis lors par des spéculations malheureuses. De plus, il avait contracté, en 1750, avec une fille de médiocre fortune et de petite noblesse, un mariage où le cœur avait eu part bien plus que la raison[2] ; et la naissance d’un fils, que quatre autres enfans allaient suivre de près, augmentait lourdement ses charges. « Je vous démontrerai ma position, lit-on dans une note de sa main, et vous verrez qu’il m’est impossible de faire des sacrifices d’argent. J’ai des enfans qu’il faut que je pense à établir, et c’est une marchandise qu’il faut payer pour s’en défaire… Je vous ferai connaître que, dans ma position, je serai forcé de chercher, pour l’avancement de mes enfans, d’autres moyens que les pécuniaires[3]. » Si fortes que fussent ces raisons, — que peut-être Julie ne savait pas si bien fondées, — le refus de son frère et la manière dont il le formula lui causèrent un dépit amer, une irritation violente. Excessive, emportée par sa vive imagination, elle y vit une preuve d’abandon, un désaveu de l’ancienne amitié, un reniement des liens du sang ; sous le coup de sa déception, les sentimens qu’elle avait voués au compagnon de son enfance s’écroulèrent brusquement et firent place à une sourde et rancunière

  1. Le cardinal de Tencin.
  2. Le comte d’Albon épousa, le 21 août 1750, Marie-Jacqueline Ollivier, dont il eut cinq enfans.
  3. Lettre du comte d’Albon au marquis de Vichy. Archives de Roanne,