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se conformant au vœu exprimé par sa mère et doté par ses soins d’une somme de quelques milliers de livres, il prenait l’habit de novice aux Cordeliers de Saint-Bonaventure[1] ; l’année suivante, il prononçait ses vœux ; et tout donne à penser, bien qu’on perde sa trace à partir de cette date, qu’il termina sa vie dans la paix et l’oubli du cloître. C’est vingt mois après la naissance d’Hilaire que vit le jour chez le sieur Basiliac, dans les circonstances qu’on a lues, cette jeune sœur, dont la destinée devait être à la fois bien plus éclatante et beaucoup moins heureuse.


II

Ici se pose un problème de nature délicate, auquel s’est appliquée, sans parvenir à le résoudre, la légitime curiosité de tous les biographes : quel homme fut le héros de ce roman d’amour ? Comment s’appelait le père de Mlle de Lespinasse ? Les mémorialistes du temps observent sur ce point le plus complet silence, et cette belle discrétion doit être mise, sans doute, sur le compte de leur ignorance. Quand Mlle de Lespinasse parvint à la notoriété, un tiers de siècle avait passé sur un scandale, qui ressemblait au surplus à tant d’autres ; Mme d’Albon, depuis vingt ans, reposait dans la tombe ; l’histoire, d’ailleurs, s’était passée dans une région lointaine, et les échos de la province n’arrivaient guère alors aux oreilles parisiennes. Les rares personnes informées du secret étaient intéressées à n’en rien divulguer. Ainsi s’explique naturellement la réserve gardée par les contemporains.

Un seul, au lendemain de la mort de Mlle de Lespinasse, essaya de lever le voile qui recouvrait son origine ; c’est Bachaumont[2], qui écrit hardiment : « L’on sait aujourd’hui que Mlle de Lespinasse était bâtarde du cardinal de Tencin, comme d’Alembert est bâtard de Mme de Tencin ; identité d’origine et espèce de parenté, cause des liaisons de ces deux personnes. » Cette ingénieuse supposition ne mérite, par malheur, aucune espèce de créance et ne résiste pas à l’examen. Tencin[3], lors

  1. Arch. départ, du Rhône. Registre des vêtures et professions.
  2. Mémoires secrets de la république des lettres, 31 mai 1776.
  3. Pierre Guérin de Tencin, 1680-1758, archevêque d’Embrun en 1724, puis nommé archevêque de Lyon en 1740. À l’époque de cette dernière nomination, il se trouvait à Rome pour assister au Conclave, et il ne prit possession de son siège qu’en 1742.