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peut-être a-t-il voulu, par exemple, dégager de ses traits ce « canon, » ce type idéal de beauté qu’il prétendait qu’un peintre pouvait toujours dégager de toute face humaine ? Mais, en tout cas, nous savons que le vrai Dürer ne ressemblait que de très loin au jeune mage impassible du portrait de Munich : nous le savons par le témoignage de ses contemporains, et, mieux encore, par une vingtaine d’autres portraits que nous avons de lui, dessinés ou peints, qui tous s’accordent à nous montrer un visage d’un ovale moins régulier et de lignes moins pures, mais tourmenté, fiévreux, sans cesse frémissant de passion et de vie.

Cet authentique visage d’Albert Dürer, nulle part il ne se livre aussi entièrement à nous que dans le petit portrait du musée de Madrid, peint à Nuremberg en 1498, et accompagné d’une inscription en manière de distique : Das malt Ich nach meiner Gestalt. — Ich war sex und zwanzig Jor alt. (J’ai peint ceci d’après ma figure, étant âgé de vingt-six ans.) Vêtu d’un magnifique pourpoint blanc et noir, l’épaule droite couverte d’un manteau violet, les mains gantées de gris, la poitrine nue, la tête coiffée d’une toque blanche et noire d’où s’échappe le flot léger d’une chevelure d’or, le modèle nous regarde, se tournant vers nous de trois quarts, tandis que, derrière lui, une fenêtre nous découvre la perspective, tout italienne, d’un torrent qui serpente et s’enfuit entre des montagnes. La moustache et la barbiche blondes, le front bas, le gros nez osseux, tout l’ensemble des traits atteste la simple et saine vigueur d’un sang plébéien. Mais combien différente est l’impression qui ressort ensuite, pour nous, des lèvres et des yeux du jeune Dürer ! Il y a dans ces yeux gris, aux prunelles à demi cachées sous les lourdes paupières, il y a sur ces lèvres épaisses et tordues, un même mystérieux sourire d’ironie mêlée de tristesse, comme si déjà le peintre-poète, à vingt-six ans, et malgré l’héroïque verdeur de sa sève, malgré l’allégresse triomphale de sa mise, portait, au fond de son cœur, le rêve douloureux qu’il allait tenter de traduire, quinze ans après, dans sa Mélancolie. Et tel est, en vérité, l’attrait de ce sourire que peu s’en faut qu’il ne nous fasse oublier l’éminente valeur artistique du tableau, la noblesse discrète de la composition, la sûreté du dessin, une délicate et subtile harmonie de tons clairs absolument unique dans l’œuvre du maître, — à moins qu’on n’attribue à celui-ci, comme je persiste à penser qu’on est en droit de la lui attribuer, l’énigmatique Jeune femme au Bouquet du musée de Francfort[1].

  1. Après avoir successivement prêté ce tableau aux diverses écoles italiennes, la critique paraît maintenant s’être résignée à le mettre au compte de l’excentrique et nomade Bartolommeo Veneziano : ce qui est à peu près comme si, sur la foi de menues analogies de costume ou de paysage, nous voulions faire honneur de la Sainte Ursule de Bruges à quelque Nicolas Froment ou Jehan Perréal. J’ajoute que l’on trouvera une très belle description de la Jeune Femme au Bouquet dans un ouvrage récent de M. J. K. Huysmans : Trois Primitifs (Librairie Messein, 1904).