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mornes étendues et où les hommes, chassés de la nature, se calfeutrent chez eux avec leur pipe, quelques livres et quelques vieux journaux.

On croirait que ces Germains, si fidèles à leurs traditions, si imperméables aux influences étrangères, se font gloire de leur patrie et prétendent rester les sujets de l’Empereur. Mais de tous les peuples, l’Allemand est celui qui se dénationalise le plus volontiers. Songez que les Souabes de la Dobrodja ont abandonné leur pays depuis plus d’un siècle. S’ils en conservent les habitudes, c’est moins par esprit national que par nécessité. N’eût été la défiance des nations où ils se sont établis, ils s’y seraient bientôt fondus. Mais, me disaient-ils, on persiste à les traiter en étrangers, alors qu’ils s’évertuent à répéter qu’ils sont, ne peuvent et ne veulent être que des citoyens de la Roumanie. L’administration les a tracassés et pressurés. Les fermiers roumains, particulièrement ceux de la Transylvanie, ne leur pardonnent pas leur supériorité d’agriculteurs. Un propriétaire des environs, qui s’était mis en tête de les obliger à moissonner ses champs pour une rétribution dérisoire, irrité de leur refus, ne trouva rien de mieux que d’accuser leur curé de propagande catholique. Les journalistes de Constantza dénoncèrent le péril, et le curé dut comparaître devant les autorités de Bucarest. C’est un excellent homme, qui administre soigneusement les affaires de sa paroisse : il n’a pas encore baptisé un seul enfant turc, et je crois que son prosélytisme n’a jamais paru dangereux qu’aux outardes des marécages qu’il pourchasse sous les vents glacés de l’hiver. Ainsi, le voyageur retrouve au fond des déserts les jalousies et les vexations qui empoisonnent la vie de nos sous-préfectures.

De retour à Constantza, nous y prîmes le chemin de fer de Bucarest, mais pour nous arrêter à Meijidié. Toute cette partie de la ligne, depuis Constantza jusqu’à Cernavoda, a été construite, sous la domination turque, par des ingénieurs anglais. On voit bien qu’ils travaillaient au compte de Sa Majesté le Sultan ! Ils y ont bâclé une si mauvaise besogne que les grandes vitesses ne sont pas plus permises aux locomotives que le galop aux charrettes des Tatars. Du moins, on peut admirer sans hâte la chaîne de tumuli qui représente les anciennes fortifications romaines, cette espèce de muraille chinoise que les