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des eaux, leurs gros hameçons. Dès que les esturgeons s’y engagent, ils sont attrapés et accrochés. Ces lignes doivent être assez espacées ; les inspecteurs exigent entre les filets, un intervalle d’au moins cinquante mètres, afin que les petits, les chanceux ou les malins puissent s’esquiver. Lorsque les pêcheurs arrivent, ils soupèsent chaque ligne, et, quand ils y sentent le poisson se débattre, ils unissent leurs efforts et la soulèvent avec précaution. À peine le museau de la bête émerge-t-il, qu’un homme, armé d’un maillet où l’on a coulé du plomb fondu, lui en assène un coup mortel, car l’esturgeon renverserait barque et pêcheurs. L’an dernier, on en prit un qui pesait deux cents kilos. Ce genre de pêche à l’assommoir convient aux Lippovans, ces cosaques farouches : ils tiennent autant du boucher que du pêcheur.

Vers dix heures du soir, nous fîmes escale à l’ancienne cité turque de Toultchea.

Ce fut une étrange apparition. Je m’imaginais aborder à une bourgade difforme et morte, ou du moins endormie. Mais toute la ville retentissait d’une cacophonie de concerts. Dans le jardin public, une petite bourgeoisie élégante de Grecs et de Juifs se promenait autour d’un kiosque où la musique militaire jouait l’Arlésienne. Devant une grande épicerie, qui débitait de la bière et des liqueurs, des groupes attablés sur le trottoir écoutaient des violoneux tsiganes. Dans les cabarets, des Turcs accroupis et des pêcheurs russes en casaque rouge, à moitié ivres, dodelinaient leur tête aux sons stridens d’une musique orientale.

Je crois bien qu’il n’y avait en cette ville qu’un seul être qui dormît : l’hôtelier. Nous dûmes frapper à coups de poing et à coups de canne, ce qui augmenta le charivari de ce port danubien. Enfin, la porte s’entre-bâilla, et un long spectre, à favoris gris, revêtu d’une chemise qui lui tombait jusqu’aux chevilles, brandit une chandelle sous notre nez. Il nous toisait d’un œil défiant et sondait l’obscurité environnante.

— C’est bon, sage vieillard, dit un des nôtres : tu nous a suffisamment observés. Laisse-nous entrer !

Dès que nous eûmes franchi le seuil, le spectre referma soigneusement sa porte, comme si les esprits des ténèbres étaient attachés à nos pas ; et il nous regarda encore un instant en silence, avant de nous indiquer les chambres où nous pourrions déposer nos sacs de nuit. Mais, lorsqu’il vit que nous nous préparions à ressortir, son inquiétude se réveilla : il marmotta des