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dont les caïques fendent de leur proue pointue les eaux terreuses du Danube. Mais, lorsque Braïla prit de l’importance, les Italiens s’y emparèrent du commerce des céréales. Les Grecs survinrent qui en dépossédèrent les Italiens ; puis les Juifs refoulèrent les Grecs ; et, aujourd’hui, les Juifs eux-mêmes ont à lutter contre les Roumains de Transylvanie.

Ces divers peuples ont évolué silencieusement autour des sacs de blé. Il n’y a eu ni batailles, ni rixes, ni tumultes, ni injures. Les Italiens sont encore représentés par de vieux courtiers, les plus habiles. Les Grecs, jaloux les uns des autres, presque aussi détestés que les Arméniens, ont contribué eux-mêmes à leur ruine et ne sont plus guère ici que les magasiniers des Juifs. Les Juifs, très estimés et d’une incontestable probité, ont pour eux leur crédit, qui est illimité, et leur intelligence. Les Roumains de Transylvanie, descendus jadis avec leurs troupeaux sur les bords du Danube, économes, travailleurs, patiens, unis, commencent à jouer des coudes et pourraient bien, sinon écarter les Juifs, du moins les forcer au partage. La Roumanie ne saurait opposer d’élément plus solide à l’invasion étrangère, car je ne parle pas des quelques avocats qui se sont faits courtiers, mais dont le premier soin fut de s’adjoindre des Juifs et de se mettre sous la tutelle de leur expérience.

Il est environ dix heures lorsque les commissionnaires peuvent disposer des chargemens de blé. La vie de la fourmilière qui s’était resserrée et comme engorgée dans une rue étroite se répand sur le quai. On ne court plus : on vole. Des nuées de petites charrettes, dont le haut joug ressemble à un cercle de tonneau, s’abattent autour des wagons. Sauf dans les docks de l’État, tout le travail se fait à bras d’hommes. Les deux mille cinq cents charretiers de Braïla y suffisent à peine. Organisés en colonnes et en équipes, sous la surveillance des magasiniers et sous le commandement des vatashi, ils déchargent les wagons et conduisent les sacs de blé, soit aux magasins, soit aux navires. C’est le moment où les hamals, ces portefaix prestigieux, entrent en scène, et où l’exportateur opère son mélange de grains. Vous croyez assister à un vulgaire transbordement, et voici un galop de funambules. Les charrettes se sont rangées devant les bouches de cale du vapeur : les harnais saisissent chacun leur sac de cent kilos, et, le dos courbé sous cette effrayante charge, courent le long d’une planche dont l’élasticité crie. Arrivés à la pointe