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à tromper son voisin, tout s’accomplit en diligence et dans une extrême simplicité.

À neuf heures, la rue des Courtiers se remplit. Ces courtiers, au nombre de quatorze, nommés par l’État, sont des personnages considérables installés dans de petites échoppes dont ne voudraient pas, pour déballer leur marchandise, nos plus pauvres grainetiers. Quelques étagères contre les murs, des assiettes et des bols où les commissionnaires versent leurs échantillons : c’est là que notre blé va subir son examen ; c’est là que le puissant Italien Cottis et le blond Vénitien Zerman, le soupesant au creux de leur main, diront de quel terroir il sort et ce qu’il vaut, avec la même infaillible assurance qu’un vieux maître de chais à Bordeaux pourrait vous dire le cru et la cuvée du vin dont il s’est humecté les lèvres.

Sans devenir plus bruyant, le marché s’anime. Les grands commissionnaires, les Löwenthal, les Dreyfus, les Mendl vont d’une assiette à l’autre, interrogent du nez, étudient et pèsent le poids de ces grains pâles ou bigarrés, farineux ou glacés, cornés ou tendres. Ils font ce qu’on appelle leur chemise : ils essaient de combiner les blés qui leur sont offerts et de former l’exacte qualité qu’ils se sont engagés à fournir. Et, quand ils ont enfin rencontré ce qui leur convient, et que les prix ont été débattus, acheteur, vendeur et courtier se rendent aux wagons et s’assurent que la marchandise est conforme à l’échantillon. Alors l’acheteur laisse tomber sa main dans celle du vendeur et prononce : Sta bene ! Que le marché conclu soit de dix mille ou de cent mille francs, cette simple parole remplace avantageusement tous les papiers timbrés. On n’a point d’exemple qu’un négociant y ait jamais manqué. Sa déloyauté d’ailleurs serait suivie d’une exécution qui ne lui permettrait pas de reparaître dans la Strada Misicii. Lorsqu’une contestation se produit sur la qualité de la marchandise, l’acheteur et le courtier nomment deux arbitres assermentés. Leur sentence est aussitôt rendue, et sans appel.

Ces formalités sommaires et cette prompte justice impriment au marché de Braïla un caractère d’honnêteté d’autant plus remarquable que non seulement les coups de fortune y sévissent, mais que des intérêts de races s’y contrarient et s’y combattent.

Braïla est un de ces obscurs théâtres où se joue l’éternelle comédie de la chute des Empires. Les Turcs ont été balayés du pays : il n’en reste plus que de rares et médiocres armateurs