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mais comme il nous est impossible aujourd’hui d’en vérifier l’exactitude, je crois inutile de m’y arrêter.

Ce qui résulte de plus sûr des renseignemens que nous avons conservés, c’est que les conjurés n’étaient pas nombreux (pauci, dit Salluste) ; c’est aussi qu’ils ne méditaient pas une révolution, mais un simple guet-apens : ils voulaient tuer quelques personnes pour se mettre à leur place. Ces crimes préparés froidement, accomplis sans scrupule, par des gens du grand monde, au milieu d’une société élégante, lettrée, qui lisait les beaux ouvrages des sages de la Grèce et se piquait de savoir vivre, nous paraissent d’abord incompréhensibles. Mais comme il est impossible de les nier, il faut essayer au moins de s’en rendre compte. Mérimée s’est demandé si la faute n’en doit pas être imputée à ces spectacles de l’arène qui familiarisaient les gens dès l’enfance avec la vue du sang[1] ; et il est bien possible en effet qu’ils aient eu ce triste résultat d’ensauvager la nation qui y prenait un si vif plaisir. Mais je crois qu’on y fut plutôt amené par une sorte d’assimilation qui se fit entre les batailles du Forum et celles qui se livrent contre l’étranger. Des deux côtés c’était la guerre, plus acharnée peut-être, plus violente, quand on avait des concitoyens en face de soi. Or, il est de règle, chez les peuples antiques, qu’à la guerre le vaincu doit mourir, et que la victoire confère au vainqueur tous les droits sur lui. C’est une loi que tout le monde accepte et contre laquelle celui même qui va la subir ne réclame pas. La situation des adversaires politiques est même plus fâcheuse que celle des ennemis du dehors, car enfin, quand on est las de tuer un ennemi qui ne résiste plus, on le conserve pour en faire un esclave (servus, quasi servatus). Mais comme l’adversaire politique, étant un citoyen, ne peut pas être vendu, il faut bien qu’il disparaisse, si l’on ne veut pas être exposé à le retrouver plus tard devant soi. Il ne reste, pour s’en débarrasser, que les proscriptions, quand on est le maître, ou l’assassinat, lorsqu’on veut le devenir. Voilà comment les proscriptions, — sous Marius, sous Sylla, sous les Triumvirs, — sont devenues des opérations régulières, presque légales, et pourquoi l’assassinat politique a été pratiqué sans hésitation à Rome dans tous les temps et par tous les partis. Au début de la république, les patriciens en donnent l’exemple en

  1. Mérimée, Conjuration de Catilina, p. 105.