Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Que faut-il penser de tous ces crimes dont on l’accuse ? Il y en a tant, et ils sont si abominables, qu’on n’a pu s’empêcher de concevoir quelques doutes sur leur réalité. On s’est dit que beaucoup de ces accusations, celles surtout qui incriminent sa vie privée, ont probablement leur origine dans les procès qu’il a eu à soutenir. On sait que les avocats de cette époque n’hésitaient guère à charger les gens qu’ils poursuivaient de crimes imaginaires. Ils en avaient pris l’habitude dans ces écoles de déclamation, où ils s’exerçaient à l’art de parler. On leur apprenait à se servir de ce qu’on appelait des couleurs, c’est-à-dire d’une certaine manière de présenter les faits les plus insignifians, qui les faisait paraître coupables, et même au besoin à glisser parmi ces faits habilement dénaturés quelques mensonges utiles. Comme ils avaient vu ce moyen réussir à l’école, ils continuaient à l’employer au barreau. Ils ne prenaient même pas toujours la peine d’inventer un crime nouveau, créé tout exprès pour la circonstance et approprié au personnage ; il y en avait qui servaient pour toutes les occasions. Quand la cause semblait un peu maigre et ne fournissait pas assez à l’éloquence de l’avocat, il ne se faisait aucun scrupule d’y joindre une bonne accusation d’assassinat. « C’était devenu une habitude, » nous dit simplement Cicéron[1]. Et par exemple Clodia, qui ne trouvait pas que ce fût assez de reprocher à Cælius, son amant, d’avoir accepté d’elle de l’argent et de ne pas le lui rendre, l’accuse par surcroît d’avoir essayé de l’empoisonner. Rappelons à ce propos que ni les Grecs ni les Romains n’ont connu ce que nous appelons le ministère public, qui représente l’État, et qui aurait pu rétablir la vérité. Tout le monde était libre d’en accuser un autre, et il pouvait dire contre lui ce qui lui plaisait ; des deux côtés la passion parlait seule et pouvait tout se permettre. Ce qui rendait cet abus moins grave, c’est qu’en général on n’était pas dupe de ces mensonges, on ne prenait pas à la lettre ces accusations furibondes, qui venaient de provoquer de si beaux mouvemens d’éloquence, et l’audace des avocats était corrigée par l’incrédulité du public. Cependant cette habitude malsaine pouvait avoir deux dangers : le premier, c’est qu’à force de parler de ces crimes, on affaiblissait l’horreur qu’ils doivent inspirer ; en affirmant qu’ils’ avaient été souvent commis, on pouvait amener à les commettre, et

  1. Consuetudinis causa. Ailleurs (pro Murena, 5), les inventions de ce genre lui paraissent un procédé ordinaire, une loi de l’accusation, lex accusatoria.