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Sans doute personne ne s’attendait à cet acte-là plutôt qu’à un autre ; mais la situation troublée de la Russie tenait et continue de tenir les esprits dans une anxiété d’autant plus vive qu’on ne sait pas comment elle pourra se dénouer ; et on est malheureusement habitué à voir, dans des circonstances semblables, l’assassinat politique surgir comme un sujet d’épouvante. Il n’en est pas moins un objet de réprobation de la part de tout le monde civilisé. Rien ne saurait en atténuer l’horreur. Le plus souvent, les crimes de cette nature provoquent une réaction violente, et vont ainsi contre le but que leurs auteurs s’étaient proposé. Le sang répandu est une mauvaise préparation aux réformes. Lors même qu’il n’amène pas des représailles, il laisse dans les cœurs des fermons de haine dont les explosions sont toujours à craindre. Où s’arrêtera-t-on dans cette voie ? Après l’assassinat de. M. de Plehve, celui du grand-duc Serge ! Après s’être attaqués au ministre de l’Intérieur, les meurtriers s’en sont pris à un membre de la famille impériale ! Ils n’ont même pas l’excuse que le premier crime ait été suivi d’une réaction. L’Empereur a donné pour successeur à M. de Plehve un homme dont les idées étaient larges, quoiqu’un peu flottantes, et les intentions excellentes, le prince Sviatopolsk-Mirsky. L’expérience n’a pas réussi parce que les élémens révolutionnaires s’y sont mêlés. Les déplorables événemens du 22 janvier se sont produits à Saint-Pétersbourg. Mais si le sang appelle le sang, on en verra sans cesse couler de nouveaux ruisseaux, et les réformes que tout le monde demande risqueront d’y sombrer. Nous constatons cependant que, cette fois encore, le gouvernement russe n’a pas perdu son sang-froid. Le comité des ministres continue de travailler à la préparation des réformes, et il y aurait là un heureux symptôme pour l’avenir si, d’autre part, tant de nuages ne s’amoncelaient pas à l’horizon. Le malheur de la Russie est qu’entre l’Empereur et son peuple il n’y a pas d’intermédiaires. Le pouvoir du souverain est absolu, mais son isolement l’est aussi. La grande majorité du peuple russe, c’est-à-dire la population des campagnes, ne pense et ne tient nullement aux réformes libérales qu’on préconise ailleurs : il est seulement et très dangereusement épris de socialisme agraire. Entre l’Empereur et les classes rurales, qu’y a-t-il ? Une noblesse sans rôle politique, et des intellectuels de plus en plus portés aux conceptions violentes. Une constitution sociale aussi défectueuse crée le pire des dangers. Quelles que soient les bonnes intentions de l’Empereur, il ne peut tout qu’en théorie. En réalité, ses pouvoirs trouvent leur limite dans la nature même des choses et dans l’insuffisance des