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voisine, prête à se lever cent fois pour chasser le cauchemar de son chevet. Elle n’était plus que garde-malade. Depuis sept ans, elle vivait auprès de lui « comme une vierge, » c’est son terme, lorsque la goutte d’eau fit déborder le vase. Ne fut-elle pas mise en demeure, un jour, de choisir entre son fils et Chopin ? « Maurice parlait de quitter la partie. » Le choix ne pouvait être douteux. Il fallut donc se séparer. Ce dut être quelques jours avant le mariage de Solange, au début de mai 1847[1]. Là-dessus, Chopin tombe malade, et on le dit à la mort. Cette pensée la torture : son cœur vole vers l’infortuné.


George Sand à Grzymala.

Nohant, mai 1847.

Merci, cher ami, pour tes bonnes lettres. Je savais d’une manière incertaine et vague qu’il était malade, vingt-quatre heures avant la lettre de la bonne princesse [Marceline Czartoryoka] ; remercie aussi pour moi cet ange. Ce que j’ai souffert durant ces vingt-quatre heures est impossible à te dire ; et, quelque chose qui arrivât, j’étais dans des circonstances à ne pouvoir bouger[2]. Enfin, pour cette fois encore, il est sauvé ; mais que l’avenir est sombre pour moi de ce côté ! Je ne sais pas encore si ma fille se marie ici dans huit jours ou à Paris dans quinze… Dans tous les cas, je serai à Paris pour quelques jours à la fin du mois, et, si Chopin est transportable, je le ramènerai ici.

Mon ami, je suis aussi contente que possible du mariage de ma fille, puisqu’elle est transportée d’amour et de joie et que Clésinger me paraît le mériter, l’aimer passionnément et lui créer l’existence qu’elle désire. Mais c’est égal, on souffre bien en prenant une pareille décision. Je crois que Chopin a dû souffrir lui aussi dans son coin de ne pas savoir, de ne pas connaître, et de ne pouvoir rien conseiller. Mais son conseil dans les affaires réelles de la vie est impossible à prendre en considération. Il n’a jamais vu au juste les faits, ni compris la nature humaine, sur aucun point. Son âme est toute poésie et toute musique, et il ne peut souffrir ce qui est autrement que lui. D’ailleurs son influence dans les choses de ma famille serait pour moi la perte de toute dignité et de tout amour vis-à-vis et de la part de mes enfans.

Cause avec lui, et tâche de lui faire comprendre, d’une manière générale, qu’il doit s’abstenir de se préoccuper d’eux. Si je lui dis que Clésinger (qu’il n’aime pas) mérite notre affection, il ne l’en haïra que davantage, et

  1. Nous croyons erronée la date que donne M. Carlowicz, automne 1847.
  2. Non seulement à cause du mariage de sa fille, mais à cause d’un accident. A Poney, 21 mai 1847 : « Pendant ce temps-là, j’avais un muscle cassé à la jambe, et il fallait me porter comme un enfant. Je vais mieux. » P. -S. « Pendant ce temps-là aussi, Chopin était mourant à Paris ; et je ne pouvais aller vers lui ! Que de choses depuis ce 1er avril 1847 ! » On voit l’absolue concordance des textes.