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quand on voit apparaître les guidons blancs et noirs, on sait qu’on sera battu. »

Heureusement, nous l’avons vu, il n’entrait pas dans la consigne de Souboutaï de conquérir l’Occident et de pousser son cheval dans les flots de l’Atlantique comme l’avait fait, au Maroc, dans un élan d’enthousiasme religieux, le conquérant arabe. Les Mongols, parvenus d’eux-mêmes auprès de Vienne et sur les bords de l’Adriatique, se retiraient sans organiser leurs dernières conquêtes, satisfaits de la leçon donnée à ces Turcs rebelles et dédaignant de garder leur pays[1]. Mais la terrible invasion, qui reculait aujourd’hui, ne pouvait-elle revenir demain et submerger toute la Chrétienté ? Beaucoup le craignaient et pressaient le Pape et l’Empereur, Grégoire IX, puis Innocent IV, et Frédéric II, alors au plus fort de leur querelle, de mettre fin à la discorde qui désolait la Chrétienté, pour marcher ensemble à une croisade contre les barbares. Les esprits politiques qui présidaient alors aux destinées de l’Europe étaient-ils assez bien informés pour savoir que les Mongols ne chercheraient pas à faire de nouvelles conquêtes ? En tout cas, le péril ne semble pas les avoir émus outre mesure. L’empereur Frédéric II, tout à sa haine contre la Papauté, n’était peut-être pas loin de souhaiter que tout fût submergé sous le flot mongol, pourvu que Rome et le Saint-Siège fussent emportés dans la tourmente ; les Guelfes, en tout cas, l’en accusaient, et celui qui avait appelé en Italie les Sarrasins était homme à s’entendre avec les Tartares : contre son ennemi, il aurait fait pacte avec le diable ! Il y avait alors en Italie deux grands pouvoirs à qui leur destinée ou leur vocation faisait de la prévoyance une nécessité : c’était l’aristocratie vénitienne, qui chaque jour soutenait une âpre lutte pour le développement de son commerce et pour l’hégémonie des mers ; et c’était surtout le Pape, qui pilotait la barque de l’Église dans la plus effroyable tempête qu’elle eût jamais essuyée. Innocent IV avait ceint la tiare en 1244, après deux années d’interrègne et

  1. Le comte Eugène Zichy qui, en 1898, fit à cheval le voyage de Hongrie à Pékin pour rechercher les origines du peuple Madjar, m’a raconté un bien curieux détail. De la campagne de 1241, les Mongols, fidèles à leurs habitudes d’administration exacte et régulière, rapportèrent dans leur pays les archives des villes, des châteaux, des monastères pris par eux en Hongrie et en Allemagne. Ces précieux documens étaient conservés à Pékin et, par une déplorable fatalité, ils y ont péri, en 1900, dans l’incendie du palais occupé par l’état-major allemand, où périt le général Schwarzhof.