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la « substantifique moelle ; » c’est elle qui y ramène souvent les lecteurs curieux de renseignemens sur l’homme et sur la vie ; c’est elle enfin qui, plus que tout le reste peut-être, fera vivre la critique de Sainte-Beuve. Car ainsi conçue et ainsi pratiquée, la critique est quelque chose de plus qu’une opération purement littéraire, et même qu’une jolie réussite d’art ; elle est une manière de philosophie. Et les Lundis sont les Essais du XIXe siècle.


Regardons maintenant l’ensemble de cette œuvre. Cinquante-deux volumes de critique, — un bagage plus considérable que celui de Voltaire, et Sainte-Beuve a vécu vingt ans de moins que le patriarche de Ferney, — sont là, qui représentent la plus large part de l’activité intellectuelle de l’un des plus laborieux ouvriers littéraires du siècle qui vient de finir. Ces études, de valeur assez diverse, sont à peu près toutes marquées de ce triple caractère : ce sont bien, dans leur fond, des études critiques ; mais en même temps, ce sont des œuvres d’art, et de vives esquisses morales : de telle sorte que cette œuvre relève tout à la fois de l’histoire de la critique, de l’histoire de la littérature d’imagination, et de l’histoire des idées. Sainte-Beuve est venu prouver par son exemple que la critique n’était pas nécessairement un genre inférieur, que tout dépendait de celui qui s’y appliquait, et que, si celui-ci, en même temps qu’un critique, était un artiste et un moraliste ou un philosophe, la critique était du même coup constituée l’égale en dignité de l’art et de la philosophie. Après les Lundis, après le Port-Royal surtout, la preuve était faite. C’est d’avoir fourni cette preuve qu’on a su gré à Sainte-Beuve. Et si le centenaire de ce simple critique a été fêté aussi solennellement que celui de ces romanciers et de ces poètes qu’il a si jalousement enviés, si l’on a déjà tant écrit sur son compte, c’est qu’on lui a été reconnaissant d’avoir employé son talent et d’avoir consacré sa vie à « défendre » et à « illustrer, » en les dotant d’un nouveau genre et de nouveaux chefs-d’œuvre, ces Lettres françaises qu’il a tant aimées.


VICTOR GIRAUD.