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« Quiconque, après quarante ou cinquante ans, repasse sur un sujet de Sainte-Beuve, s’étonne de ce qu’il a vu, su, aperçu, deviné. » Cela est vrai quelquefois, souvent même, non pas toujours. Je sais plus d’un article de Sainte-Beuve où l’on s’étonne qu’il n’ait pas vu plus juste et percé plus avant[1]. Et si nous en venons à ses appréciations des contemporains, — la partie la plus délicate du métier et la vraie pierre de touche du vrai critique, — que constatons-nous ? D’abord, la critique dramatique est à peu près entièrement exclue de ses études. Et dans les autres genres mêmes, le jugement de la postérité n’est pas toujours celui qu’il a porté. Parlant de Fromentin, et de son roman de Dominique, Scherer, si indulgent d’ordinaire pour le critique des Lundis, faisait cet aveu : « L’article que Sainte-Beuve a consacré à ce roman est l’un des péchés, l’une des défaillances du moins, d’un juge à qui l’on en a si peu à reprocher. » Scherer avait raison ici ; mais n’exagérait-il pas singulièrement en sens contraire, quand il déclarait ailleurs : « Sainte-Beuve est le seul grand critique de poésie que nous ayons eu ? » Car aujourd’hui, nous sommes tentés de trouver que ce « grand critique de poésie » s’est montré quelque peu froid pour le premier recueil de Sully Prudhomme ; et nous sommes plus scandalisés encore de le voir nous parler moins longuement, moins chaudement, et dans la même étude, du second volume de Leconte de Lisle, ses Poèmes barbares, que… du Poème des Champs, par M. Calemard de Lafayette. Ne rappelons enfin que pour mémoire ses jugemens sur Vigny et sur Balzac, sur Musset et sur Chateaubriand. Non, décidément, sur chacun de ces points, plus d’un critique nous paraît valoir au moins Sainte-Beuve ; et, à ces divers points de vue, l’auteur des Lundis mérite, si l’on veut, infiniment d’estime, mais non pas l’admiration qu’on lui a si souvent prodiguée.

L’originalité vraie des Lundis, — originalité moindre que dans Port-Royal, encore une fois, — est ailleurs, selon nous. A-t-on tout d’abord assez loué la valeur d’art de ces deux

  1. Un exemple entre beaucoup d’autres. Qu’on lise, au tome IV des Lundis, l’article, charmant d’ailleurs, ingénieux et exquis, de Sainte-Beuve sur Amyot. Il s’attarde à des questions accessoires de langue et de style, et l’importance historique et morale de l’œuvre du traducteur de Plutarque parait lui avoir complètement échappé. Il n’a pas vu le rôle essentiel qu’a joué cette œuvre dans la formation de l’idéal classique et dans la renaissance et la diffusion du stoïcisme. Dans le même ordre d’idées, il ne s’est pas rendu compte non plus de la vraie portée de l’œuvre de Du Vair, qu’auraient dû lui signaler pourtant les travaux de Sapey et surtout de Cougny.