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rature nationale, les Junimistes ont bientôt tourné au groupe parlementaire. C’est une loi, dans les pays qui se forment, que les préoccupations de la politique absorbent rapidement l’activité de tous ceux qui rêvent ou qui pensent. La littérature roumaine, si j’en excepte les deux poètes Alexandri et Eminesco, doit peut-être ses meilleures pages à l’inspiration politique. Les Roumains, nés orateurs, ont besoin d’une cause à plaider. Et les Junimistes ont éloquemment plaidé toutes les causes de la jeune Roumanie. Leur chef est M. Carp : il passe une partie de l’année sur son domaine de Tibanesti, à une heure de chemin de fer et quatre heures de voiture des portes de Iassi.

vii. — une visite à m. carp

On m’avait dit : « M. Carp a l’humeur orageuse comme le ciel des Carpathes et changeante comme les flots du Pruth. Il tonne, il éclaire, il déborde, — ou il est charmant ; et l’on ne sait jamais, quand on va le trouver, si l’on recevra de lui des rayons ou de la grêle. » Lorsque, après avoir traversé huit bonnes lieues, sous la pluie, d’une route noire entre des champs de maïs trempés et des mamelons jaunis, après avoir vu de vieux fantômes ruisselans nous ouvrir d’espace en espace des barrières féodales, j’arrivai à la masse de verdure où se cache la maison de Tibanesti, je compris tout de suite que je n’avais rien à craindre et que, par ce merveilleux esprit de contradiction dont se plaignent ses adversaires, M. Carp opposait aux intempéries de la nature une imperturbable sérénité.

On prétend que M. Carp préfère la civilisation germanique à la française. Mais je ne saurais oublier que cet homme, ministre en 1870, déclara fièrement dans les Chambres roumaines ses sympathies pour la France ; et, s’il affecte peut-être la brusquerie d’un vieux général allemand aux moustaches tombantes, toute la gaîté française rit dans son œil clair. Du moment où nous nous levâmes de table jusqu’à l’heure où, sur ma prière, il me fit reconduire à la gare, de midi jusqu’au soir, M. Carp fut dans son salon, qu’il ne cessa d’arpenter, comme sur une tribune aux harangues. Tour à tour éloquent et spirituel, mordant et familier, il ne s’arrêtait que pour relever les quelques objections que je lui adressais et qui venaient mourir à ses pieds : il les relevait et repartait plus allègrement. J’avais l’impression d’être, à moi