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cours de médecine à Iassi, et, là, obligé pour vivre d’enseigner dans une institution libre, il avait été indignement exploité par le Roumain qui en était le chef. Puis il avait fait son service militaire : tous ses camarades étaient lieutenans ; lui n’était rien, pas même citoyen. Et maintenant il végétait dans ce bourg. L’Alliance israélite lui allouait un traitement annuel d’environ mille francs. Ses consultations lui étaient payées cinquante centimes. Les Juifs étaient malheureux, pas plus malheureux que les paysans, « mais les paysans souffraient de la crise et les Juifs souffraient des lois. » Les lois s’acharnaient à ne voir en eux que des étrangers sur une terre où ils étaient nés et où leurs pères étaient morts. Cependant ils ne réclamaient point les droits politiques. « Vous les avez regardés : qu’en feraient-ils, je vous prie ? » Ils n’ambitionnaient que les droits civils, et la vente des monopoles. Mais ils ne trouvaient de justice que dans l’âme des paysans, aussi pauvres qu’eux et qui ignoraient jusqu’au mot d’antisémitisme. Je lui demandai si les millionnaires de Dorohoi aidaient leurs frères des bourgs. Il hésita un instant : « Oh certainement ! » fit-il.

Quand il se fut retiré, je songeai tristement au sort de ce jeune homme, instruit et laborieux, qui, dans ce canton de la Moldavie, subissait des tortures de paria. Je sentais que sa culture intellectuelle l’avait détaché des joies obscures de la communauté juive et l’enivrait d’humiliation. L’accent dont il m’avait parlé de ses coreligionnaires me le montrait aussi déclassé parmi les siens qu’étranger parmi les autres. Je le plaignais, et pourtant quelque chose glaçait ma sympathie, l’idée peut-être qu’il n’en avait pas besoin, mais surtout cette haine, légitime hélas ! qui fermentait derrière ses yeux durs.

Mon hôte avait gardé sur ses lèvres un énigmatique sourire. — Il est temps de repartir, me dit-il. Vous avez vu et entendu : jugez.

Le crépuscule nous surprit au milieu de la route, et nous coupâmes à travers champs. Les pentes fauchées des mamelons, et leur chaume pâle, ressemblaient à de vastes ruissellemens de blé. Une charrue qui achevait son sillon cheminait dans la pénombre ainsi qu’un animal fantastique. Les sombres abreuvoirs se confondaient avec les noirs labours ; et parfois la lumière d’une petite cabane brillait au ras de la terre comme une constellation tombée.