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manifestant directement à nous : l’angoisse, le courage, la ruse, et surtout, — ces deux mobiles favoris de l’art de "Wagner, — le désir de l’or et le désir amoureux. »

De Zola, des grands romanciers russes, Fontane reconnaît le mérite, sans jamais se laisser gagner à l’enthousiasme inconsidéré de son entourage. « Non, s’écrie-t-il, la vie n’est point telle que nous la montre Zola ! Non, il n’est pas vrai qu’un romancier ait besoin d’inventer la beauté pour la mettre dans son œuvre : car la beauté, Dieu merci, se trouve réellement dans la vie tout aussi bien que la laideur ; et même il ne m’est nullement prouvé que cette dernière y soit prépondérante. » Et lorsque les jeunes élèves de l’auteur de Stine, sous prétexte de le continuer, introduisent dans leurs romans un mélange, soi-disant a naturaliste, » d’images ordurières et d’anarchisme moral, le vieux maître ne cache point le dégoût qu’il en a.

Mais je n’en finirais pas à vouloir citer le détail de ses opinions ; et plus encore je regrette de ne pas pouvoir mettre en relief, autant que je le voudrais, ce que ses lettres nous apprennent de son caractère, et de la magnifique et touchante dignité de sa vie. Une figure d’homme de lettres se révèle là, digne vraiment d’être comparée aux plus belles que nous connaissions. Plus de soixante ans, ce poète, cet historien, ce romancier, poursuit infatigablement sa voie parmi l’indifférence universelle ; et jamais il ne se plaint, ni ne se décourage, jamais il ne cesse à la fois d’avoir conscience de son talent et de reconnaître celui de ses confrères plus heureux. « Je suis certainement un poète, écrit-il à sa femme en 1857, et je vaux mieux que mille autres qui se croient au-dessus de moi ; mais ma nature de poète n’est ni grande, ni riche ; elle n’est qu’une petite goutte, et non pas un de ces fleuves qui entraînent les peuples. » Et, trente ans après, lorsque la critique allemande se décide enfin, d’une voix unanime, aie célébrer : « Dostoievsky et Fontane ! voilà ce que je suis forcé d’entendre crier aujourd’hui. N’est-ce pas comme si l’on disait : Egmont et Jetter ! Mais je ris de tout cela, et, sans envier leur gloire aux seuls vrais glorieux, je continue à me sentir fier de ce qu’il y a de sain et de naturel dans mes petites peintures.. » L’obscurité et la pauvreté, soixante ans il les supporte avec le même sourire à demi surpris, à demi résigné. Et toujours il poursuit sa voie, heureux au moins d’être libre, d’aimer son art, et d’avoir vaillamment tâché à faire de son mieux. « Toujours j’ai marché seul dans la vie, dit-il orgueilleusement, sans parti, sans coterie, sans club, sans compagnons de café ni de jeu de boules, sans franc-maçonnerie, sans appui