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détruirait, du même coup, un des derniers vestiges de poésie qui subsistent encore en ce monde. »

C’est dire qu’il ne méprise pas le moyen âge, et n’admire pas outre mesure l’époque où il vit. « Le moyen âge ! On l’appelle un âge de ténèbres, et l’homme d’à présent, ce cher pharisien, remercie Dieu, en se frappant la poitrine, de n’avoir rien de commun avec ce temps de superstition et d’intolérance. Tant qu’on voudra ! Mais l’époque des procès de sorciers avait aussi bien de la lumière, à côté de ses ombres ; et, en même temps que l’excès de la force brutale, une bonne part de précieuse force de vie a péri pour nous. Avec les flammes des anciens bûchers, maintes grandes vertus se sont trouvées éteintes. Et puis je découvre de plus en plus nettement, chaque jour, que la nature humaine a décidément besoin d’une certaine limitation pour pouvoir réaliser la plénitude de son être. Élargir indéfiniment le point de vue de notre esprit, c’est en affaiblir le pouvoir de vision. Il nous faut, autour de nous, un petit cercle, pour que nous réussissions à devenir grands. » Et, à toutes les pages, ce sont de nouvelles constatations du triomphe grandissant de la médiocrité intellectuelle et morale. « L’indifférence des hommes d’à présent pour tout ce qui est poétique dépasse vraiment toute mesure ; et mon obstination à écrire des vers, en présence de cette claire et déprimante certitude de l’irrémédiable inutilité de cette occupation, me prouve bien que c’est encore là, chez moi, une de ces infirmités naturelles où je ne puis pas échapper. » Ou bien, dans une autre lettre : « Il me semble même que les visages, aujourd’hui, deviennent d’une platitude plus uniforme, perdant toute trace de relief et de caractère. »

Mais le loyalisme prussien de Fontane ne l’empêche point d’exercer librement son observation critique sur les rois et les ministres, sur l’empereur Frédéric II, par exemple, dont on sent qu’il goûte fort peu le « dilettantisme, » sur Bismarck, dont il parle toujours avec un mélange délicieux d’ironie et de vénération., Et il ne l’empêche pas non plus de chérir et de plaindre, au fond de son cœur, la patrie de ses grands-parens, cette France dont il a eu l’occasion de voir de près la défaite, durant la campagne de 1870. Il y aurait à extraire, de ses lettres, bien des passages curieux sur l’impression rapportée par lui de ses séjours en France : mais plus curieuses encore, peut-être, de la part de cet ardent patriote prussien, paraîtront les quelques lignes suivantes, qu’il écrivait en 1882 à l’un de ses fils, qui s’était plaint de la résistance de l’Alsace à la germanisation :