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sur ce point : cinq grandes tasses au buffet, le matin, cinq tasses encore plus grandes à bord. Mon observation l’a beaucoup fait rire…

Les Juifs-Polonais, eux, disposaient d’un fonds de langage tout à fait remarquable, sans compter, je crois, d’autres fonds non moins abondans. Entre eux, ils parlaient polonais, et je dois dire que cette langue, à l’entendre ainsi en passant, a un son le plus joli du monde ; avec leur gouvernante, ils parlaient français, et allemand avec le reste de l’humanité. Il y avait parmi eux une vieille dame, notamment, qui s’est montrée pleine d’obligeance pour moi. Ce qui autrefois écartait de moi les jeunes femmes, — et c’est chose où je pense maintenant sans regret, presque avec reconnaissance, — me vaut désormais la faveur des vieilles. Les unes comme les autres obéissent en cela à un instinct juste : les jeunes sentaient que l’amour n’était pas mon fort ; les vieilles sentent, aujourd’hui, que je suis un vieux monsieur poli et facile à amuser. Voilà comment on finit toujours, plus ou moins, par rentrer dans ses frais.

La traversée est ennuyeuse ; une véritable épreuve de patience. Lorsque déjà l’on croit être arrivé, le bateau s’arrête et attend le courant, pendant des demi-heures ou parfois de longues heures. Hier, heureusement, l’attente n’a pas été aussi interminable que l’année passée. Vers sept heures et demie, nous atterrissions à la jetée ; et, vingt minutes après, déjà, j’étais devenu locataire d’une fort belle chambre, dans la rue Notre-Dame, chez Mme la capitaine Warnecke.

Après un petit nettoyage, je suis allé en ville, pour faire quelques emplettes, avant de dîner à l’hôtel Schuchardt.

Et, d’abord à la pharmacie. J’y ai trouvé le pharmacien Ommen en personne, un imposant Frison, magnifique de grandes manières et de distinction. J’ai demandé un flacon d’esprit de menthe, et me suis commandé, pour aujourd’hui, un emplâtre d’oxycroceum. À cette occasion, j’ai eu à dire mon nom, et, comme d’ordinaire, j’ai commencé à l’épeler. Mais le pharmacien m’a arrêté, par un geste aimable, et m’a dit, d’un ton mi-partie de question, mi-partie de dénégation : « Théodore Fontane ? » en insistant sur le prénom. Et lorsque, à mon tour, j’ai répondu : oui, d’un signe de tête, lorsque je lui ai ainsi, en quelque sorte, montré l’étoile magique que j’avais au front, l’excellent homme s’est mis à murmurer toute sorte d’obscurs complimens, si bien que je suis sorti de sa pharmacie avec la sensation d’avoir connu là le plus grand triomphe de ma vie. Et ce que je t’en dis, je l’entends très sérieusement. Tu sais comme je suis méfiant, en cette matière, et peu enclin à me payer d’apparence. Mais l’hommage dont je te parle, c’était vraiment quelque chose, et trois décorations ne m’auraient pas touché davantage : car je t’assure qu’il y avait un mélange de plaisir et même de respect dans toute l’attitude de ce pharmacien. Et je vois bien qu’à m’étendre là-dessus, par écrit, je vais te paraître assez ridicule ; mais c’est que je me trouve dans la situation d’une jeune fille qui s’est fiancée hier soir, et qui ne peut s’empêcher d’entretenir son amie intime d’un acte aussi important de son existence.

A neuf heures, j’étais rentré dans ma chambre, et me préparais tristement au déballage de ma malle, lorsque Mme la capitaine Warnecke a fait son apparition, pour m’offrir ses politesses et s’informer de mes désirs. Je