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lisière d’une forêt, que nous croisâmes une file interminable de chariots. Les attelages de bœufs accroupis sommeillaient, les naseaux dans la poussière. Sur les voitures chargées de bois et de fourrage, les hommes et les femmes, face au ciel de minuit, dormaient. J’ai passé bien des nuits en voiture à courir les champs roumains : j’ai toujours vu les routes pleines de ces convois assoupis. Ils se remettent en marche, puis reprennent leur somme et l’interrompent de nouveau et s’avancent encore, et quelquefois un paysan, qui ne dort pas, chante d’une voix très douce et très lente à côté de ses bœufs. Roumanie du crépuscule et du soir, si nonchalante et si persistante, paysans qui semblez venir de très loin à travers les âges et qui gardez sous la brillante canicule le bonnet de fourrure où neigea l’hiver russe, paysans, vers quelle aube allez-vous ?

vii. — paysans du danube

On m’a montré dans la gare de Slatina, qui, déjà fermée de trois côtés, l’est entièrement à l’arrivée du train, l’endroit où, en 1899, les soldats firent feu sur les paysans massés. Affolés, ils se précipitèrent hors de la gare et se débandèrent dans les champs de maïs : à l’époque de la moisson, on y retrouva des cadavres. Ce ne fut pas la seule émeute réprimée, — de 1888 à 1900, on en compte au moins quatre, — mais ce fut la plus sanglante. Or, je suis frappé de voir que ces petites jacqueries commencent presque toujours de la même façon : les paysans accourent à la mairie et demandent si l’ordre du gouvernement est venu de partager les terres.

Voici près d’une semaine que je sillonne la plus riche province roumaine, l’Olténie. J’ai vu à la limite des steppes baignées par le Danube des paysans à cheval, le visage rasé sauf les moustaches, le bonnet de peau enfoncé sur une chevelure mérovingienne, aborder leurs ci-devant boyars avec une dignité de citoyens libres. On m’a dit qu’aux dernières enchères des terrains que l’État avait mis en vente, les mêmes hommes avaient poussé, jusqu’à mille et onze cents francs, l’hectare qui en vaut six et sept cents. Un propriétaire normand, que j’ai rencontré dans un train et qui regagnait la France, emportait cette impression que le paysan roumain, toujours possesseur de son lopin de terre, était plus favorisé que le nôtre. Les caisses d’épargne