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J’ai toujours retrouvé dans ces campemens, au milieu d’affreuses sorcières, un visage gracieux et qui semblait modelé pour la caresse. Et j’y ai retrouvé aussi la folle ou l’hystérique rôdant en liberté, pareille à ces horribles bêtes, d’ailleurs inoffensives, que les peuplades sauvages nourrissent de leurs superstitions. Il y a près de deux cent mille tziganes en Roumanie. Quand y vinrent-ils, et d’où venaient-ils ? De l’Inde, probablement. Parias émigrés, on en fit des esclaves. Ils ne sont affranchis que depuis soixante ans. Ils apportèrent avec eux le violon, d’origine orientale, la cobza, mandoline à dix cordes, un instrument nommé le canonu, et qui ressemble au psaltérion des Hébreux, des musiques et des chansons bizarres, des bols magiques où plus d’un boyar et plus d’une boyarine lurent leur destinée, l’art d’évoquer les morts et de duper les vivans, une étrangeté indéchiffrable, une incroyable capacité de souffrance, et de riches thèmes pour les poètes romantiques et les maîtres du feuilleton. Ils ne se doutent pas de leur gloire. Cette espèce nomade a gaspillé au cours des âges des trésors de beauté. On ne peut se défendre d’une tristesse poignante à la pensée que la nature façonna dans ses moules mystérieux tant de jolis visages et de corps adorables, qui ne servirent qu’à engraisser le fumier des vices ou à faire de la douleur.

L’endroit était silencieux : pendant que nos chevaux soufflaient, nous déjeunâmes sur l’herbe, séparés par la route de cette humanité primitive qui préfère à la terre battue des enclos le tapis somptueux des feuilles mortes. Et nous redescendîmes la pente des montagnes. Des hameaux apparurent, des maisons de paysans dont les murs de bois reposent sur un soubassement de pierres sèches et dont le toit de lattes en saillie abrite une galerie circulaire. Et nous aperçûmes à travers les hauts feuillages des toitures de fer-blanc et des dômes de cuivre qui étincelaient comme des bosses d’argent et d’or. C’était le bourg de Pétrochitza.

La voiture s’arrêta devant la voûte basse d’un gros beffroi. De la petite pente verte qui entourait l’église vous eussiez dit une toile impressionniste peinte au couteau, tant la foule qui s’y pressait, assise ou debout, était bariolée. On célébrait les funérailles d’un seigneur paysan. J’entrai dans l’église toute bleue et or, pleine d’encens, de chants et du multiple zigzag des signes de croix. Les assistans debout se signaient dix et vingt fois de