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rest, elle sort de terre. Elle est sombre, violente, avec une face de jacquerie et des gestes de guillotine. Un homme d’assez basse naissance, inculte, peuple dans l’âme, affamé de rancune et de haine, et dont les légendes de Quatre-vingt-treize tyrannisent l’imagination, entraîne les paysans exaspérés qui ne sauraient distinguer entre les Grecs et les boyars. Tudor Vladimiresco, bientôt assassiné par les sicaires d’Ypsilanti, a tout de même déchiré la nuit roumaine d’une rude clameur. Les boyars ont tremblé devant le cri sauvage de la glèbe. À ce moment, de la Transylvanie, que les Hongrois oppriment, descendent des morts ressuscités. Un jeune théologien, G. Lazar, arrive dans Iassi et, sous couleur d’y enseigner l’arpentage, a le courage d’y prêcher la restauration latine et d’opposer à la misère présente la splendeur du passé. Les Transylvains avaient découvert la colonne Trajane. Je ne crains pas de dire qu’on retrouve en ce miracle la main des Jésuites. En effet, les Jésuites avaient converti au catholicisme un certain nombre de Transylvains orthodoxes et avaient recruté parmi eux une élite de jeunes prêtres dont les plus distingués furent envoyés au collège de la Propagande à Rome. Ils en revinrent enthousiastes de Trajan, brûlant d’un orgueilleux amour pour la patrie roumaine. La Roumanie renaissant sous la double influence des Jésuites et des Jacobins, voilà certes un paradoxe ironique de la Providence ! Mais elle fit son indépendance, comme les oiseaux leur nid, de tout ce qu’elle put ravir à la force ou à la ruse du bec et des griffes : des poils de l’ours moscovite, de la laine rouge des calottes turques, des bourres de fusils français, des parchemins allemands et d’un peu de cette argile sacrée que les petits papistes de la Transylvanie avaient, à la semelle de leurs souliers, rapportée de la Ville Éternelle.

Je ne sais pas d’histoire plus dramatique et plus poignante, de roman plus passionné que la vie de la Roumanie de 1821 à 1876, ni de plus étrange. Car enfin, j’en reviens toujours là, d’où surgissent ses libérateurs ? Eh 1829 la Russie réorganise la Moldavie et la Valachie qui n’en restent pas moins vassales de la Porte. Son règlement organique tourné bientôt en organisation tyrannique. Les hospodars indigènes ne relèvent plus que de l’arbitraire des consuls russes. Et c’est dans ce milieu terrorisé que des fils de boyars se forment, se concertent, complotent d’arracher l’indépendance de leur pays aux autocrates de l’Europe.