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qui est le plus beau temple élevé à la fortune aveugle, — une Caisse des Dépôts et Consignations si gracieuse qu’elle vous donne envie d’y voir déposer des objets d’art et consigner toutes les toiles de Grigoresco, — un Palais de Justice capable de contenir les plaideurs et les avocats des cinq parties du monde, — et un Palais des Postes dont le Palais de Justice est humilié, la Banque Nationale épouvantée et la Caisse des Dépôts écrasée. Quand M. Sturdza, président du Conseil, passe devant le Palais des Postes, M. Sturdza, qui se connaît en chiffres, fait le signe de la croix, tant ce monument lui paraît de suggestion diabolique.

Après avoir ainsi montré son austérité, Bucarest devient une petite Parisienne très coquette, très élégante, très bijoutière et délicieusement affairée. La rue de la Victoire se remplit vers le soir d’un frou-frou de jupes et d’une rumeur de conquêtes. Nulle part, sauf à Paris, je n’ai vu plus d’aisance, plus de distinction naturelle, et, sur les visages, ce sentiment que la vie en elle-même est chose exquise et capiteuse. Les épiceries flamboyantes regorgent de gentilshommes qui s’aiguisent l’appétit aux sandwichs de caviar. Les confiseries sont assiégées. Sur la chaussée Kisselef, cette Avenue du Bois, les équipages défilent entre des rangées de beaux arbres et de magnifiques hôtels.

Cependant, derrière ces apparences de Française, je retrouve l’Orientale. Je la retrouve dans son luxe disproportionné à sa fortune, dans ses nombreuses domesticités, dans l’habitude qu’ont ses femmes du monde de ne sortir qu’en voiture et qui survit à leur ancienne oisiveté, dans cette insouciance enfin qu’on devine profonde sous les phosphorescences du plaisir. L’Orientale, oui ; mais la Roumaine, où est-elle ? Parmi tous ces édifices dont les lignes s’avancent jusqu’au bord des terrains vagues et s’arrêtent comme si le gouffre de la banqueroute s’était ouvert à leur pied, je cherche une maison, un toit, un pignon, un mur d’architecture roumaine. Je parcours les magasins et les bazars : hormis les broderies paysannes, je ne découvre rien qui ne vienne de l’étranger. Les Allemands, les Autrichiens, les Suisses, les Grecs, quelques Français et d’innombrables Juifs se partagent le commerce. Le tailleur de pierre est un Italien ; le cabaretier, un Albanais ; le maraîcher, un Bulgare. Et le Roumain ? Vous le demandez ? Un fonctionnaire, un avocat ou un homme politique, et souvent les deux derniers ensemble. Et voici qu’au cours de