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la colonne Trajane son arbre généalogique. Sa langue toute latine lui en donnait le droit ; et l’on n’est point surpris d’entendre, dans les discours officiels, des hommes, dont l’arrière-grand-père vint du Fanar, se réclamer de leurs ancêtres romains.

Vous n’avez pas mis le pied en cet Orient de l’Europe que vous êtes enveloppé d’un immense bruissement de nationalités qui s’éveillent ou se réveillent. À ce moment même où, chez les anciennes nations, l’idée de Patrie a besoin de trouver des défenseurs, où des snobs et des égarés fredonnent l’Internationale, où des rhéteurs vieillis dans l’emphase font le geste d’abaisser les frontières, voici des frontières qui s’élèvent, des tranchées qui se creusent, des agglomérations qui s’organisent, des rivalités nationales qui se hérissent et se fortifient. Des peuples dispersés et presque oubliés ramassent leurs membres épars et se replient sur eux-mêmes. Chacun d’eux s’évertue à reconquérir sa personnalité morale. Les Tchèques, les Croates, les Serbes comme les Bulgares, les Roumains comme les Hongrois, s’agitent dans un frémissement d’orgueil. Et cette science, dont on nous a dit qu’elle préparait je ne sais quel avènement de je ne sais quel humanitarisme, c’est à sa lumière qu’ils exhument leurs traditions et fouillent dans leurs antiquités. C’est elle qui de leurs chroniques fait un champ de bataille où leurs savans se disputent des ancêtres et des héros. Jean Huniade fut-il Hongrois ou Roumain ? L’étude grammaticale devient une arme, la ballade populaire une cocarde, le manuscrit à demi rongé une lettre de noblesse, les ossemens qu’on déterre au coin d’un champ des reliques de martyr. On a des larmes pour toutes les souffrances et pour toutes les morts qui ne furent pas assez pleurées. N’eût-on pas d’authentiques aïeux, on s’en créerait et l’on se créerait ainsi des dettes de reconnaissance qui sont les meilleures raisons de vivre. Le peuple ne croit en ses destinées que sur la foi des générations mortes. Il n’édifie son avenir qu’avec des pierres angulaires arrachées aux tombeaux. Le magnifique effort ! Jamais tant de nationalités ne sont sorties plus fraîches de leur léthargie. Jamais le sens de la patrie, idéale ou réelle, n’a été plus conscient et plus affiné. L’homme marche d’un pas plus allègre, s’il peut voir en retournant la tête le sillon qu’il continue. J’aime les Roumains qui, au jeune soleil de leur patrie, reconnaissent dans leur ombre la silhouette des colons de Trajan. Ils prolongent la gloire romaine jusqu’aux Carpathes et jusqu’à la Mer-Noire ;