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l’extérieur, me donnerait l’idée, — certainement fausse, — d’un pays sans traditions, sans héritage, peu capable de se suffire à soi-même, créé de toutes pièces par la volonté de ses hommes politiques.

Mais ce sentiment national, dont les choses ne portent aucune empreinte, je le trouve, et singulièrement fort, dans les personnes qui m’entourent. J’ignore sa profondeur, mais il est là, presque à fleur d’âme. Le paysan que je rencontre parfois, en longue chemise blanche et en ceinture rouge, les jambes emprisonnées dans un pantalon de flanelle plus étroit qu’un caleçon et la tête coiffée, même au soleil, d’un bonnet de fourrure, ce paysan qui d’un pas résigné chemine derrière ses bœufs, s’il consentait à desserrer ses lèvres, me répondrait sans doute : « Je suis Roumain, » avec la même fierté que d’autres ont pu dire : « Je suis gentilhomme. » Nous avons une vieille servante de la Transylvanie toute menue et toute guillerette et qui sourit par toutes les rides de son fin visage. Elle parle français, hongrois, allemand, peut-être anglais, autant de langues qu’elle servit de maîtres dans sa vie : « Qu’êtes vous, lui dis-je, Hongroise, Autrichienne ? » « Non pas, je suis Roumaine. » « Mais de la Transylvanie ? » « De la Transylvanie, oui ; mais Roumaine. » Elle se moque des politiques et des géographes qui ont tracé de grosses lignes noires dans le massif des Carpathes. L’équilibre européen ne lui pèse pas plus que le fichu jaune dont elle se couvre la tête. Les six millions de Magyars ne peuvent rien contre la volonté de cette petite bonne femme qui se dit Roumaine. Certes, ses villages transylvains passent en richesse et en propreté ceux de la Roumanie. Elle n’en voit pas de plus beaux au monde. Mais cela prouve uniquement que les Roumains ont plus d’esprit du côté des Carpathes où elle est née.

Chez les enfans, le patriotisme s’éveille très tôt, avec l’impétuosité d’un printemps qui aurait couvé sous un long hiver. L’un d’eux, dans une promenade, comme sa mère hésitait à franchir un passage malaisé, lui dit gravement : « Tu hésites, toi, une Roumaine ? » Elle se mit à rire et sauta le pas. Tout récemment, dans un examen, le professeur de géographie demandait à une fillette de la campagne : « Qu’est-ce qui entoure la Roumanie ? » La fillette répondit : « Des ennemis. » Belle définition d’une patrie si chèrement disputée, si miraculeusement conservée, au cours des âges ! Tels enfans, telles mères. Les femmes mettent