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que tout. La fin surtout, depuis le retour d’Amérique, et surtout depuis l’assassinat d’Edmée, est superbe. Edmonde est la plus belle de toutes tes filles. Moi, je suis la plus mal faite. C’est comme elle et non comme Consuelo que je voudrais être. Le preneur de taupes, l’homme à monosyllabes, est très beau aussi. J’ai presque pleuré en lisant son retour d’Amérique. L’abbé Aubert se conduit très bien pendant le procès ; cela m’a réconciliée avec lui. Patience est grand. Enfin ce procès m’a transportée. J’étais dans mon centre en lisant tout cela…


Suivent quatre lignes sur un autre sujet ; toute la fin de la lettre est déchirée. Il est probable que cette fin gâtait le charmant début. Car la mère, d’ordinaire si sensible au moindre élan de sa fille vers elle, répond en bloc à cette lettre et à la précédente sur un ton de mercuriale :


Réponse.

Ma chère grosse, je n’ai pas écrit plus tôt, par la même raison que tu n’étais pas disposée à être sage. Comme tu as pris soin de me l’annoncer, j’ai traduit cette déclaration dans ses véritables termes : « Je ne suis pas disposée à t’aimer. Je suis résolue à te désobéir et à te déplaire jusqu’à la semaine prochaine. » J’ai donc pensé que dans cette disposition une lettre de moi ne te ferait aucun plaisir, et je ne me suis pas pressée de te l’envoyer.

Ton frère et son oncle (Chatiron) sont toujours à Guillery (chez M. Dudevant) ; Françoise (la domestique) ne veut pas se marier sans vous. Elle me charge donc de t’écrire qu’elle t’attendra parce qu’elle te l’a promis. Reste à savoir si tu lui sauras le moindre gré de tant de dévouement et de bonté d’âme, et si, pour la remercier, tu ne lui feras pas la moue le jour de ses noces. Tu en serais assez capable, à moins que d’ici à trois mois cette raison et cette bonté que j’attends depuis si longtemps chez toi ne se soient enfin éveillées. Peut-être seras-tu devenue une virtuelle Edmée. Jusqu’ici tu n’es encore que l’Edmunda sylvestris, c’est-à-dire une fleur sauvage, une plante épineuse de la forêt. Je te réponds dans ton style, qui n’est pas mal quintessencié. Tu commences à très bien écrire, mais pas assez naturellement, ce qui serait la première de toutes les qualités du style. Je te dirai d’où cela vient : c’est parce que ton cœur n’est pas encore au niveau de ton esprit. Si tu aimais bien tendrement, tu te réveillerais un beau matin intelligente, laborieuse, et instruite sans le moindre effort. Car tu as sous la main tous les moyens de savoir, et tu n’as qu’à vouloir te baisser pour en prendre. Ce serait aussi le moyen d’être heureuse car ce serait celui de n’être plus séparée de ceux qui t’aiment. Je m’étonne qu’une personne qui écrit si bien n’ait pas encore assez d’esprit pour vouloir comprendre une chose si simple…

Adieu encore, porte-toi bien, et tâche de m’aimer tous les jours, et toutes les semaines ; Chopin t’embrasse peut-être, et moi bien sûr, si tu es bonne. Entends-tu ? bonne avant tout bonne toujours, et avec tout le monde, et en toute occasion.