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cœur pouvait avoir[1], je n’ai pas exprimé ma pensée sur l’amitié d’une manière complète. Le cœur n’a pas seulement des besoins, il a des devoirs : et nos affections ne sont pas autre chose que des devoirs remplis avec bonheur. Ainsi nous aimons nos parens ; et, même lorsqu’ils ont de grands défauts nous leur pardonnons plus qu’aux autres, parce qu’ils sont nos amis d’enfance ; parce que, s’ils sont plus âgés, ils nous ont donné des soins ; parce que, s’ils sont plus jeunes, ils ont besoin des nôtres ; parce que, s’ils sont de notre âge, ils ont nécessairement vécu en échange de services et d’obligeance avec nous. Tous nos amis d’enfance sont dans le même cas. Nous devons être plus indulgens pour eux que s’il s’agissait de les choisir en âge de raison. Voilà donc deux espèces d’amis pour qui l’affection, ou, tout au moins, la bonté et la tolérance sont des devoirs : les parens et les anciens amis. Il y en a une troisième espèce, et c’est celle sur laquelle tu me consultes. Ce sont les amis qu’on se choisit. Je trouve fort louable que tu veuilles y mettre du discernement et de la réflexion. Mais je te dirai que lorsqu’on rencontre une personne pleine de qualités, et vers laquelle on se sent porté de cœur, on doit céder à cette amitié. Par la même raison qu’on aime le vrai, le bon, le juste, le sage à l’état d’idées et de sentimens, on doit aimer les êtres qui possèdent ces grands dons du ciel. Si tu te pénètres bien toi-même de ces qualités, tu verras que tu inspireras de grandes amitiés et que tu en ressentiras toi-même. Ne cherche donc pas une amie dans tes compagnes, comme on cherche dans une boutique de cordonnier la chaussure qui ne blesse pas. Mais quand tu la rencontreras, et qu’elle t’inspirera une grande estime, mets-toi bien dans l’esprit que c’est Dieu qui t’envoie un devoir et un bonheur de plus dans ta vie.


Solange à sa mère.

23 mai 1843.

Puisque tu ne m’écris pas, ma chérie, je commence la première. Es-tu arrivée à Nohant ? N’es-tu pas trop fatiguée ? Te portes-tu bien ? Es-tu contente ? Moi, je m’ennuie joliment. Cependant, j’ai été mignonne depuis ton départ ; je veux dire que je n’ai pas pleuré depuis lundi ; car, pour le travail, ce n’est pas fameux. Du reste, je n’ai pas grand mérite à ne pas pleurer. Quand je ne fais pas des devoirs, je me plonge dans Mauprat pour penser à autre chose qu’à toi et à Maurice. Mauprat est bien joli. C’est intéressant à mort. J’en suis au moment où Bernard est en Amérique avec Lafayette et son ami Arthur. Je voudrais savoir si Edmée finit par l’épouser, et s’il change son vilain caractère. Edmée est encore la plus belle de tes héroïnes.

Je voudrais déjà être arrivée au mois de septembre pour être avec toi, pour biger Maurice, la Luce. Je veux être mignonne la semaine prochaine. Celle-ci finira comme elle a commencé. C’est impossible autrement…


À la même (4 jours après).

J’ai fini Mauprat. J’en suis enchantée. C’est le plus beau roman qui ait jamais été fait. C’est plus joli que Valentine, que Consuelo, que Richard en Palestine

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