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perpétuels dont la faiblesse a besoin d’être protégée, dans leur propre intérêt, dans l’intérêt social, dans l’intérêt de la race, il n’en va pas de même pour l’homme adulte. « La France, déclarait Jules Simon à la Conférence internationale de Berlin, n’a jamais abordé qu’avec une extrême réserve la réglementation du travail des adultes. Cette réserve, qui se rencontre dans tous les pays, est particulièrement explicable dans l’état de nos mœurs et de nos institutions politiques. Nous avons le culte de la liberté individuelle, et, plutôt que de réglementer l’usage qu’en font nos concitoyens, nous préférons leur donner tous les instrumens nécessaires pour se servir utilement de leurs droits… Tel est le caractère spécial de notre législation ; elle est dominée par cette pensée que le progrès s’accomplit par la liberté. La même pensée a dicté nos votes au sein de la Conférence ; nous nous sommes montrés très ardens pour la protection des majeurs ; nous nous sommes abstenus quand il s’agissait des mineurs[1]. » Sans doute, il y aurait beaucoup à reprendre en ce petit morceau, qui porte sa date et même une date antérieure à celle où ces paroles furent prononcées ; il y aurait beaucoup à dire sur « le culte que nous avons de la liberté individuelle » et sur « la pensée qui domine notre législation, que le progrès s’accomplit par la liberté. » Il y aurait à voir si réellement, je veux dire dans la réalité, la réserve prêchée par Jules Simon correspond à « l’état de nos mœurs et de nos institutions politiques, » — et tout atteste qu’il n’en est rien. Il y aurait à se demander où l’État — s’il ne connaît, au regard de l’adulte, que la liberté, et si, au regard du mineur, il n’exerce directement aucune tutelle sur aucun acte de la vie du jeune ouvrier, — prend le droit d’exercer sur le travail, et sur le travail seul, une sorte de tutelle publique. Mais répétons que c’est une question de mesure, et qu’entre « l’esclavage futur » dont nous menacent les individualistes absolus à la façon d’Herbert Spencer[2], et « l’anarchie future » dont pourraient nous menacer les étatistes forcenés, à la mode de certains démagogues jacobins, il y a un point d’équilibre à déterminer et

  1. L’opinion de M. Jules Simon, parlant au nom de la Délégation française, doit s’entendre, de tous les adultes, de tous les majeurs, hommes ou femmes. En conséquence, la France vota contre la proposition d’interdire aux femmes, même au-dessus de vingt et un ans : 1° le travail de nuit ; 2° la prolongation de la journée de travail au-delà d’une durée de onze heures. — Conférence internationale de Berlin (15-29 mars 1890). Livre Jaune, p. 20.
  2. The Man versus the State. — L’Individu contre l’État, traduction Gerschel