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marcher vers l’inconnu, du moins il ne nous est pas défendu, tout en y marchant, de tâcher de l’éclairer un peu pour le mieux connaître ; et s’il nous faut y marcher « virilement, » la seule manière est de régler nous-mêmes notre marche.

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à justifier désormais par des raisons politiques l’action législative de l’Etat moderne en matière d’organisation du travail ; étant ce qu’il est, il ne peut plus ne pas agir, et cette raison, comme disait le bon Roi, dispense de toutes les autres. Mais il ne serait pas difficile de donner à l’appui de l’intervention de l’Etat des raisons qu’on pourrait tirer de l’économie sociale même, et qui seraient, entre autres, l’insuffisance dûment constatée du « patronage volontaire, » tel que le préconise l’école de Le Play ; celle de l’association et de la coopération libres ; celle, non encore constatée, mais déjà à bon droit soupçonnée, de la mutualité, où l’enflure des promesses apprête d’inévitables déceptions ; l’insuffisance même de la charité, qui ne saurait, tout faire, jointe à ce qu’il est des choses qu’il n’est pas sage et qu’il n’est pas moral de vouloir lui faire faire, car ce serait supprimer d’un côté toute idée de droit et de l’autre toute idée d’obligation, à titre au moins de droit légal et de devoir de justice ; le vague inquiétant de la « solidarité, » qui n’est qu’un mot et qui n’est rien, tant que précisément elle ne se traduit pas dans les lois. Tout cela donc étant impuissant ou insuffisant, patronage volontaire, association libre, mutualité, charité ou solidarité, — ni l’individu, ni le groupement laissés à eux-mêmes ne pouvant ce qu’il faudrait, — on n’a le choix qu’entre deux conclusions : ou bien il n’y a rien à faire, ou bien l’Etat a quelque chose à faire. Reste à savoir quoi, et dans quelle mesure, qui est justement la mesure dans laquelle l’individu et le groupement naturel ou artificiel, professionnel ou administratif, l’association ou la commune, sont obligés d’avouer, par leur inaction ou par leur échec, leur impuissance ou leur insuffisance. D’où la règle : l’État doit agir, lorsqu’il ne peut pas ne pas agir, quand l’individu et le groupement d’individus n’agissent pas ou ne réussissent pas.

Sur cette impossibilité pour l’État de ne pas agir, — impossibilité, soit politique, étant donnée la structure de l’État moderne, soit sociale, étant donnée la faiblesse des autres agens, — se trouve assez fortement fondée, en fait, la légitimité de l’intervention de l’État, dans le domaine du travail, par les lois