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du XVIIIe siècle, si l’on veut, mais de celles pour qui Rousseau avait rouvert toutes les sources de l’émotion, et qu’il avait conviées à la rêverie mélancolique devant la nature et devant Dieu.

Elvire est tout imprégnée de l’influence de Rousseau ; c’est le trait essentiel de sa psychologie. Lamartine a intercalé dans Raphaël le récit d’une visite, ou plutôt d’un pèlerinage fait aux Charmettes en compagnie de Julie. Cet épisode est sans doute imaginaire[1] : il a tout de même une sorte de vérité. Entre sa propre idylle et celle des Charmettes, Lamartine apercevait d’autres analogies encore que celle du cadre dans des lieux si voisins. N’avait-il pas réalisé le même rêve de vie champêtre et amoureuse dont Rousseau, après l’avoir vécu, avait donné le goût à tant d’âmes ? Et n’aurait-il pas pu prendre à son compte ces effusions de gratitude par lesquelles s’ouvre le sixième livre des Confessions : « Ici commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles, mais rapides momens qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu ? Momens précieux et si regrettés ! Ah ! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. » C’est déjà la strophe du Lac :


O temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ;
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !


Aussi bien la pièce tout entière n’est-elle pas une sorte de transposition poétique de la lettre où Saint-Preux retrace son émotion devant les souvenirs que réveille en lui la vue du rocher de Meillerie ?

Pour notre part, nous nous serions fait scrupule de prononcer le nom de Mme de Warens à côté de celui d’Elvire. Mais Lamartine a donné l’exemple. C’est là pour l’histoire des sentimens un trait précieux à retenir. Nous sommes aujourd’hui surtout choqués de l’impudeur naïve d’une Mme de Warens : les contemporains furent uniquement touchés de l’amour qu’elle avait inspiré à Rousseau. Il leur suffisait qu’elle eût été la bienfaitrice du

  1. C’est en 1813, lors de son premier voyage en Italie, que Lamartine fît cette visite aux Charmettes.