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masculin. Et par un retour personnel, elle se demande ce que vaut cet amour qui s’adresse non à la femme elle-même, mais à une image créée sous l’influence d’une exaltation passagère. C’est pour elle vraiment qu’elle veut être aimée : il ne lui suffit pas que le poète aime en elle son propre rêve.

Cependant, c’était au tour de Lamartine de s’inquiéter, de se plaindre, de reprocher. Une lettre lui avait manqué ; d’autres lui avaient semblé froides ; Julie se détachait de lui, devenait indifférente. Il partirait, il ne donnerait plus de ses nouvelles, on n’entendrait plus parler de lui. C’est alors que Julie, affolée, l’implore, dans cette lettre qui promet tout, long sanglot d’amour, un instant interrompu par une défaillance de l’amante… Ce débat intime, ces contradictions, cette jalousie, ce dépit, ces reproches, ces menaces, ces prières, ce n’est, dira-t-on, que la querelle d’amoureux qui vont se réconcilier. Peut-être. Mais combien nous voilà loin de cet amour sans trouble qu’on nous donnait pour n’être que la communion de deux âmes ! Et quelle joie nous éprouvons à retrouver la vie palpitante et la réalité complexe du cœur humain !


V

Nous pouvons maintenant nous faire d’Elvire une image précise, et nous représenter, telle qu’elle était, la femme que Lamartine a aimée. Son portrait physique nous était connu, et nous la voyions déjà, telle qu’elle apparut à son jeune amant : grande, svelte, une chevelure brune encadrant l’ovale aminci du visage, les yeux couleur de mer ombragés de longs cils, les paupières meurtries, le teint d’une pâleur mate ; à la nonchalance créole s’ajoutait cet air de langueur maladive qui charmait alors ; la voix, cette grande séductrice en amour, une voix musicale, nuancée d’un léger accent exotique, achevait l’enchantement. Mais, par une anomalie singulière, le portrait moral d’Elvire était resté plus vague ; ou, pour mieux dire, l’auteur de Raphaël l’avait faussé à plaisir.

Car il ne lui a pas suffi qu’Elvire fût un ange ; il en a fait un ange philosophe. Il a beaucoup insisté sur ce fait qu’ayant vécu dans un milieu de savans et d’idéologues, la femme du physicien Charles en avait emprunté le tour d’esprit. Elle était incrédule. Elle admettait l’existence d’un Être des êtres, représentant pour