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au bonhomme paterne, à l’octogénaire bénisseur imaginé par Raphaël ! A défaut du charme de la jeunesse, il avait le prestige de la célébrité. Ce savant avait été le professeur à la mode, dans un temps où la science, en faveur auprès du public mondain, agréait aux dames. Il avait un renom d’intrépidité. C’est lui qui, en 1783, après Pilâtre de Rozier, avait fait le second voyage aérien. L’expérience, qui avait eu un grand retentissement, avait valu au courageux aéronaute une véritable popularité. Son nom s’était répandu, ses traits avaient été reproduits par l’imagerie. Cela pouvait compenser la différence des années. Aussi bien, en 1804, à cinquante-sept ans, M. Charles, qui d’ailleurs survécut à sa femme, était encore d’une belle verdeur ; à vingt-deux ans, Julie était déjà languissante. Si le mariage était disproportionné, il ne l’était guère plus que celui de Mlle Didot demandant en mariage, à vingt ans, Bernardin de Saint-Pierre qui en avait cinquante-trois ; il l’était moins que celui de Mlle Désirée de Pelleporc contractant à vingt ans un mariage d’amour avec le même Bernardin âgé de soixante-trois ans, et moins que tant d’autres pour lesquels on ne s’est pas mis en frais d’explications saugrenues. M. Charles aimait Julie ; il l’aimait pour sa jeunesse et pour sa beauté. Obligé de la disputer à un père qui lui rendait la vie insupportable, mais qui tout de même ne voulait pas se séparer d’elle, il lutta. Ce furent cinq semaines d’énervantes alternatives : très épris, M. Charles estimait que Julie « en valait la peine. » Enfin son désir l’emporta. Julie était pleinement d’accord avec lui. Ce n’était plus une enfant ; elle savait ce qu’elle faisait ; elle acceptait de tout son cœur et sans restrictions d’aucune sorte un mariage qui était pour elle une délivrance.

Le ménage fut heureux. M. Charles était un homme excellent, d’une bonté non pas larmoyante, mais vigoureuse et gaie. Il entoura sa jeune femme de tous les soins que réclamait cette frêle organisation. Il veilla, en mari plein de sollicitude et en homme bien portant, sur sa « pauvre Julie » toujours malade. Lorsque vinrent les infirmités, — il fut atteint de la pierre en 1811, — elles n’eurent pas raison de son optimisme courageux. Sa maison était charmante. Julie, en y entrant, y trouva un cercle tout formé d’hommes qui avaient connu l’ancienne société et en continuaient la tradition. Aussi bien M. Charles, qui avait touché une pension de Louis XVI, et qui, logé au Louvre, où il cachait un frère, prêtre insermenté, avait failli être arrêté le