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précautions et de préparations, que Julie se croira libre d’appartenir tout entière à son jeune amant. Il n’en sera rien. Cet amant est le plus platonique des hommes, et sa passion restera aussi pure qu’elle est échevelée. Au surplus, un mal mystérieux fait que Julie, en se donnant, risquerait de mourir ; en sorte qu’on ignore si sa chasteté procède davantage de vertu ou de raisons de santé. Étrange situation que celle de cette héroïne deux fois chaste, destinée à n’être pour son mari qu’une fille et pour son amant qu’une sœur !… Après qu’on vient d’errer, en compagnie de ces fantômes, dans le royaume des ombres, on aspire à retrouver des êtres vivans. Les lettres d’Elvire nous y aideront, en nous permettant de contrôler les assertions de Lamartine par le seul témoignage qui soit recevable contre le sien.

Julie-Françoise Bouchaud des Hérettes naquit en 1782 à Saint-Domingue, de créoles français[1]. En 1791, lors du massacre des blancs, il fallut fuir. Mme des Hérettes périt en mer. M. des Hérettes, avec ses deux filles, passa en France et habita d’abord en Bretagne. Julie fut-elle placée à Paris dans une maison d’éducation ? En tout cas, ce ne put être dans une des maisons de la Légion d’honneur qui ne furent créées qu’en 1805. Et il est pareillement inexact que le « vieillard illustre » ait distingué la jeune pensionnaire au cours d’une visite d’inspection. Il y a là confusion, plus ou moins involontaire, avec l’histoire de Bernardin de Saint-Pierre, qui, invité par la citoyenne Maisonneuve, maîtresse de pension, rue de Seine, à visiter son établissement, y distingua la jeune Désirée de Pelleporc, celle même qui devint, quelques semaines plus tard, la seconde Mme de Saint-Pierre. Ce qui est certain, c’est que Julie, son éducation terminée, habitait avec son père à La Grange, près Tours. Ce père était un hobereau buveur, querelleur, faible et violent. Il faut se figurer ce que pouvait être, dans l’isolement de la campagne, aux prises avec ce père fantasque et brutal, et en dépit de la protection d’un oncle débonnaire, l’existence d’une jeune fille de santé délicate, de nerfs malades. Julie était parfaitement malheureuse.

C’est alors que se présenta M. Charles.

Ce n’était pas le prince charmant. Il n’avait plus vingt-cinq ans. Mais qu’il était loin de ressembler au vieillard de comédie,

  1. Voyez L’Elvire de Lamartine. Notes sur M. et Mme Charles, par M. Anatole France, 1 vol. in-12, Champion, 1893.