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milliers de rizières en terrasses, qu’on apercevait du large, sont entretenues fraîches par des réseaux sans fin de petits conduits en bambou, de petits ruisselets ingénieux ; tout cela a dû coûter déjà une somme de travail énorme, et atteste les patiences héréditaires de plusieurs générations d’agriculteurs aux infatigables bras.

C’est dans ces champs tranquilles que le Mikado compte trouver, quand l’heure sera venue, des réserves pour ses armées. Et ils feront d’étonnans soldats, ces petits paysans extra-musculeux, au front large, bas et obstiné, au regard oblique de matou, sobres de père en fils depuis les origines, sans nervosité et par suite sans frisson devant la coulée du sang rouge, n’ayant d’ailleurs que deux rêves, que deux cultes : celui de leur sol natal et celui de leurs humbles ancêtres.

Ils étaient des privilégiés et des heureux de ce monde, ces paysans-là, jusqu’au jour où l’affolement contagieux, qu’on est convenu d’appeler le progrès, a fait son apparition dans leur pays. Mais à présent, voici l’alcool qui s’infiltre au milieu de leurs calmes villages ; voici les impôts écrasans et augmentés chaque année, pour payer les nouveaux canons, les nouveaux cuirassés, toutes les infernales machines ; déjà ils se plaignent de ne pouvoir plus vivre. Et bientôt on les enverra, par milliers et centaines de milliers, joncher de leurs cadavres ces plaines de Mandchourie, où doit se dérouler la guerre inévitable et prochaine… Pauvres petits paysans japonais !…

Donc, nous avons quitté aujourd’hui dans la matinée ce délicieux lac du vieux temps qu’est la Mer Intérieure. Et ce soir, à nuit close, nous sommes revenus mouiller dans la baie aux mille lumières, devant la ville de Mme Prune, — autant dire chez nous, car à la longue, il n’y a pas à dire, nous nous sentons presque des gens de Nagasaki.

Une bonne nouvelle nous attendait du reste à l’arrivée, une dépêche annonçant que le Redoutable rentrera en France au mois de janvier prochain, après ses vingt mois de campagne. Et tout le monde, officiers et matelots, s’est endormi dans la joie.


Mardi, 11 octobre. — Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici cependant de retour dans ce Nagasaki que je ne pensais plus jamais revoir : je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d’avance, je m’en amuse tant ! Au moins