Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/554

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans ses habitudes d’esprit, et la substitution s’était accomplie sans secousse à la mort de Mazarin. C’était pourtant un vrai coup d’État.

Avant Louis XIV, le pouvoir royal, sans être soumis à des limitations précises, se heurtait à des droits multiples, eux-mêmes mal définis. Il y avait les droits des Parlemens, ceux des Etats, ceux des grands, et de combien d’autres, corps ou individus, qui, tous ensemble, mettaient le roi de France dans une situation assez semblable à celle où se trouva Gulliver quand les Lilliputiens l’eurent attaché avec des centaines de fils. Chaque fil n’était rien ; l’ensemble paralysait les mouvemens. Louis XIV cassa résolument les nombreux fils qui avaient entravé le pouvoir de ses prédécesseurs. Il se rendit libre en supprimant les vieilles libertés de la France. Avec quels résultats matériels, splendides d’abord, désastreux à la longue, personne ne l’ignore ; mais on a peut-être moins remarqué certaines conséquences morales de son gouvernement.

L’aristocratie française cessa dès la seconde génération d’être une pépinière d’hommes d’action. C’était ce qu’avait cherché Louis XIV en la tenant à la chaîne dans ses palais. Le but était atteint lorsqu’il mourut. On peut s’en remettre sur ce point à Saint-Simon, peu suspect d’hostilité envers la noblesse. Quand il arriva au pouvoir avec le Régent, la tête farcie de projets qui devaient rendre les premiers rôles à l’aristocratie, et qu’il chercha de grands noms pour les grands emplois, il reconnut qu’il était trop tard : la pépinière était vide : « — L’embarras, disent ses Mémoires, fut l’ignorance, la légèreté, l’inapplication de cette noblesse accoutumée à n’être bonne à rien qu’à se faire tuer, à n’arriver à la guerre que par l’ancienneté, et à croupir du reste dans la plus mortelle inutilité, qui l’avait livrée à l’oisiveté et au dégoût de toute instruction hors de guerre, par l’incapacité d’état de s’en pouvoir servir à rien. » Il faut rendre à César ce qui appartient à César. L’effacement de l’aristocratie française n’est pas l’œuvre de la grande Révolution, qui ne fit que prendre acte du fait accompli. C’est l’œuvre personnelle et systématique de Louis XIV.

Les hautes classes en général subirent dans la seconde moitié du XVIIe siècle, contrairement à l’opinion commune, un abaissement de valeur morale. Le fait est d’autant plus frappant que notre pays n’a peut-être jamais possédé, à aucune époque, autant