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retrousser les manches, de se laver les mains à la source jaillissant du plus voisin rocher, et commençait de pétrir à pleins doigts, dans une grande cuve de porcelaine, une matière dense, lourde et noirâtre, qui semblait très résistante.

De ce pétrissage résultèrent bientôt une vingtaine de boules sombres, grosses comme des orangés ; Mme O-Tsuru-San, qui les avait tant tripotées, paraissait ne plus oser les toucher du bout de l’ongle, maintenant qu’elles étaient à point ; pour éviter même un frôlement, elle les servit aux dames à l’aide de bâtonnets, avec des précautions de chatte qui a peur de se brûler ; et ces boules faisaient pouf, pouf, en tombant dans les assiettes, comme des choses très pesantes, comme des pelotes de mastic ou de ciment.

Après avoir grignoté quelques menues sucreries, chacune de ces femmes distinguées, avec mille grâces, avala une demi-douzaine de ces objets compacts et noirs. Des autruches en seraient mortes sur le coup. Leur enfant en avala trois. Et, quand il s’agit de régler, ce fut un dialogue dans ce genre :

« — Combien dégosarimas vous devons-nous[1] ?

« — C’est dégosarimas deux francs soixante-quinze. »

Mais bien entendu la grossière traduction que j’en donne n’est que trop impuissante à rendre le jeu des intonations adorables, tout ce que Mme O-Tsuru-San, rien que par sa façon de filer chaque syllabe, sut mettre de ménagemens discrets dans la révélation de ce chiffre, et sa révérence un peu mutine, esquissée sur la fin de la phrase pour y ajouter du piquant, l’agrémenter d’un tantinet de drôlerie.

Ces dames, ne voulant pas être en reste de belles manières, offrirent alors l’une après l’autre leurs piécettes de monnaie, le petit doigt levé, imitant l’espièglerie d’un singe qui présenterait un morceau de sucre à un autre singe en faisant mine de le lui disputer par petite farce amicale…

Il n’y a qu’au Japon décidément que se pratique l’aimable et le vrai savoir-vivre !

Quand les belles se furent enfin retirées, Mme O-Tsuru-San, après un long prosternement final, essaya bien de se rapprocher de moi et de m’amadouer par quelques chatteries. Mais le coup était porté. Je savais maintenant n’être pour elle qu’un de

  1. Ikoura degosarimasha ?
    Itchi yen ni djou sen dégosarimas.