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tous, et notre cuirassé lourd, comme s’il était fatigué lui-même, a l’air de se traîner sur les eaux chaudes et sous le ciel accablant. Les orages d’été couvent dans de grosses nuées sombres, dont le pays est comme enveloppé.

On étouffe dans la baie de Mme Prune, dans le couloir de montagnes, quand nous y entrons. Mais comme tout est joli ! Et puis, je m’y reconnais mieux qu’à notre arrivée précédente ; j’y retrouve, comme il y a quinze ans, le concert infini des cigales, et aussi les magnificences de la verdure de juin. Ah ! la verdure annuelle, comme elle écrase de sa fraîcheur la nuance de ces arbres d’hiver, cèdres, pins ou camélias, qui régnaient seuls ici, quand nous étions venus en décembre.

Ce ne sont plus, dirait-on, les mêmes figures de matelots, bien saines et bien rondes, que le Redoutable ramène à Nagasaki : il y en a vraiment qu’on ne reconnaît plus. Notre équipage a longuement souffert, sur l’eau remuante et empestée de Takou, souffert surtout de la mauvaise chaleur et de l’enfermement, plus encore que des manœuvres pénibles et de la dépense continuelle de force. Sous le soleil de Chine, vivre six ou sept cents dans une boîte en fer où d’énormes feux de charbon restent allumés nuit et jour, entendre un éternel tapage augmenté par des résonances de métal, recevoir de l’air qui a déjà passé par des centaines de poitrines et qu’une ventilation artificielle vous envoie à regret, respirer par des trous, être constamment baigné de sueur !… Il était temps d’arriver ici, où l’on pourra se détendre, marcher, courir, oublier.

Près de quatre heures du soir, quand je puis enfin mettre pied à terre. Dans la rue, je trouve jolies toutes les mousmés ; tant de verdure et de fleurs m’enchante ; après la Chine grandiose et lugubre, aux visages fermés et maussades, chacune de ces petites personnes que je regarde ici me donne envie de rire, comme ces petites maisons, ces petits bibelots et ces petits jardins. — Et on va se reposer un mois dans cette île : mon Dieu, que la vie est donc une chose amusante !

Trop tard pour aller dans la montagne d’Inamoto, qui ne m’attend point ; j’irai donc d’abord remplir mes devoirs de famille, saluer Mme Renoncule et mes belles-sœurs ; ensuite je monterai chez ma petite amie Pluie-d’Avril, — et peut-être, qui sait, chez Mme Prune, car je me sens dans l’esprit ce soir un certain tour drolatique et badin qui m’y attire.