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Mme Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques apprivoisés, de ces gros macaques de l’île Kiu-Siu, qui ont toujours la fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle ils s’asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de Mme Renoncule, est restée dans sa maturité l’une des plus jolies personnes de Nagasaki ; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales imprègnent ses vêtemens d’un pénible arôme : Mme Ichihara sent le singe.

Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers la grande pagode du Cheval de Jade, je m’arrête en chemin chez elle, pour « flirter » quelques instans. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et batifolant de droite et de gauche ; en passant par là, on est toujours exposé à quelque avanie : une petite main leste et froide se faufile entre deux barreaux et vous attrape l’oreille, ou bien un jeune espiègle, perché sur une solive d’en haut, vous jette à la figure l’eau de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l’escalier du fond, à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames.

Mme Ichihara, qui s’est enrichie dans les singes, vient d’ajouter à ce commerce un intéressant rayon d’antiquités. Elle tient surtout les vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu’elle s’occupe, sans avoir l’air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque jamais de vous en faire admirer quelques-uns : ivoires articulés, truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière phalange du doigt, et qui feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du rez-de-chaussée…

De l’obscène et du macabre, amalgamés par des cervelles au rebours des nôtres, pour arriver à produire de l’effroyable qui n’a plus de nom : c’est ainsi qu’on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires, jaunis comme des dents d’octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes, si petites qu’il faudrait presque une loupe pour en démêler toute l’horreur ; têtes de mort, d’où s’échappent des serpens par les trous des yeux ; vieillards ridés, au front tout bouffi par l’hydrocéphale ; embryons humains ayant des tentacules de poulpe ; fragmens d’êtres qui s’étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en un amas confus de racines ou de viscères…