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Le Yoshiwara est, bien entendu, le quartier où l’animation et la douce gaieté extérieures se prolongent le plus tard dans la nuit, en ce moment surtout, car nombre de marins étrangers, qui hivernent à Nagasaki, ont regardé comme un agréable devoir de se faire présenter à ces jeunes dames. A l’heure où nous passons (onze heures du soir à peu près), la fête quotidienne bat son plein, malgré cette neige vraiment anodine, qui nous fait plutôt l’effet de s’amuser, elle aussi. Des messieurs japonais circulent en foule, vêtus de robes de soie ou de petits complets charmans ; coiffés, qui d’un melon, qui d’un fashionable canotier ; et, presque tous, abritant leur vue délicate sous des lunettes bleues, que de solides mais à peine visibles crochets maintiennent derrière les oreilles. Beaucoup de matelots aussi, faisant leurs visites en pousse-pousse, groupés par nation et circulant à la file : cortège de Russes, cortège d’Allemands, etc. ; même, — j’ai le regret de le constater, — ils manifestent leur joie d’une manière trop bruyante peut-être, qui risque de n’être pas appréciée dans ces milieux si courtois, et de jeter un discrédit sur nos éducations occidentales.

Au prochain tournant de rue, je dois me séparer du prince et des deux autres convives de la dînette, qui remonteront vers l’hôpital russe, tandis que je m’en irai solitairement tout le long des quais, jusqu’à l’échelle coutumière. Là, je réveillerai, pour qu’il me ramène à bord, quelqu’un de ces bateliers nippons, qui se tiennent blottis jusqu’au matin dans la cabane de leur sampang.

Minuit à peu près, quand j’arrive aux escaliers de granit qui descendent dans la mer, et la neige tombe plus fort ; la rade, emplie de lourdes ténèbres, entre les montagnes de ses rives, semble un bien sinistre gouffre. J’appelle dans l’obscurité : Sampang ! sampang ! — D’en bas répond une voix étouffée, et puis une trappe s’ouvre, dans une espèce de petit sarcophage qui flottait sur l’eau sombre, et la tête d’un sampanier se montre, éclairée par une lanterne.

« — C’est pour aller où ?

« — Là-bas, au grand cuirassé français. »

Mais, tandis que nous parlementons, je distingue une forme humaine, qui gît par terre et sur laquelle un peu de poudre blanche est tombée. Un col bleu ! Un matelot de chez nous peut-être : cela leur arrive… Non, un allié seulement.