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le charlatan quand le malade est à l’agonie[1] : il y a deux ans, j’aurais pu faire grand bien, aujourd’hui je suis impuissant à conjurer le mal. » Néanmoins, on n’épargna rien pour rendre magnifique sa représentation ; l’Empereur voulait qu’il eût la plus grande et la plus somptueuse maison de Vienne. Sur son ordre, je lui fis préparer vingt-quatre grandes et vingt-quatre petites livrées à ses anciennes couleurs, rouge sur rouge, avec douze valets de chambre et maîtres d’hôtel. On fit faire pour lui une argenterie neuve de quarante couverts. Lui-même dépensa sans compter. Qu’importaient les dettes ? l’Empereur ne lui avait-il pas dit en lui confiant cette suprême mission : « A votre retour je vous ferai duc, je vous donnerai la grande dotation, et puisque vous n’avez que des filles, vous pourrez adopter Rambuteau ? »

Il fut même question de m’attacher aux Affaires étrangères et de m’envoyer soit à Munich, soit à Vienne avec lui ; mais mon titre de chambellan m’empêchait d’occuper un emploi secondaire, je préférai une préfecture. Et, en effet, on ne pouvait gagner la bienveillance de l’Empereur qu’en lui étant utile ; or tous ses aides de camp étant des généraux, il n’y avait pas de place possible pour moi parmi eux : tous les grands postes diplomatiques étaient également réservés aux militaires, car le sabre ajoute à l’éloquence de la parole, et par conséquent, si beaux que fussent mes débuts dans la diplomatie, j’étais condamné à ne pas aller plus loin. Au contraire, après quelques années dans des préfectures où il me serait aisé de me signaler, j’entrerais au Conseil d’Etat, je me retrouverais sous la main de l’Empereur, et son intérêt doublerait sa bienveillance. Il y avait treize mois que je ne quittais pas son service, que je me pénétrais de ses entretiens, que je me formais aux leçons du Conseil d’État ; il était temps que je sortisse d’école et que je misse à profit toutes mes aptitudes.

Mon beau-père se rendit à mes raisons. Je fus d’abord désigné pour la préfecture de Montenotte ; mais Brignole, auditeur au Conseil, ayant aussi demandé une préfecture, sa mère, dame du palais, intime avec M. de Talleyrand, et originaire de Savone, obtint une permutation et je fus nommé préfet du Simplon. Cela parut une sorte de disgrâce, MM. de Grave et de Bondy qui n’avaient pas été attachés plus longtemps que moi à la personne

  1. M. Villemain voit dans ce mot une plaisanterie déplacée, et il en conteste l’authenticité. C’est bien mal en comprendre l’amertume.