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visitâmes la prison d’État de Pierre-Châtel. Là, en voyant une cellule un peu moins triste que les autres, je dis ! au directeur : « Si jamais, monsieur, je suis votre pensionnaire, je retiens cette cellule-ci d’où l’on voit le cours du Rhône ! » Mais le souvenir de cette prison me resta assez pénible pour que l’année suivante, quand je dus envoyer douze otages à Pierre-Châtel, je m’y refusasse. — Après un court séjour à Genève, nous allâmes aux glaciers. Les deux préfets du Léman et du Mont-Blanc étaient de la partie, et cinq gendarmes en grande tenue flanquaient notre caravane sur la Mer de Glace au Montenvers.

Dès le retour de l’Empereur, je fus rappelé immédiatement à Paris et commandé de service auprès de lui. Le vingt-neuvième bulletin nous avait consternés ; l’affaire de Malet nous montrait d’autre part combien les racines du pouvoir étaient peu profondes. M. de Narbonne, à son tour, me confirma en rentrant la grandeur du mal. L’Empereur, qui savait sa droiture et sa franchise, m’avait donné ordre de le lui envoyer sans délai à Fontainebleau où il était allé pour tâcher de s’entendre avec le Pape. Justement M. de Narbonne se présenta quand Sa Sainteté sortait. L’Empereur était fort agité ; il lui parla en termes très vifs de leurs démêlés, et il ajouta : « J’en ai assez ; s’il ne veut pas entendre raison, qu’il garde sa religion, j’arrangerai la mienne avec mon clergé. — N’y pensez pas, Sire, répondit mon beau-père, nous n’avons pas assez de religion en France pour en faire deux ! » Cette boutade calma l’Empereur, qui le questionna alors sur les dispositions des cours d’Allemagne dont il venait de faire le tour. M. de Narbonne ne lui dissimula pas qu’il avait vu partout les liens de la soumission presque rompus, et qu’une coalition imminente se préparait même en Autriche.

Napoléon s’assombrit ; il avait pleine confiance dans la fidélité de mon beau-père qu’il venait de voir à l’œuvre dans cette terrible campagne, dans cette retraite surtout où sa gaîté, son entrain, son élégance même ne s’étaient pas démentis un instant. Il l’avait vu se faire coiffer et poudrer sur l’affût d’un canon, quitter les chevaux qui s’abattaient sous lui pour sauter près du maréchal Bessières sur le siège de derrière de la berline impériale, distribuer dans les rangs de la Garde[1] les soixante mille

  1. Ce n’était pas la première fois. Au commencement de la campagne, l’Empereur, frappé du nombre des équipages et des bagages superflus qui ralentissaient la marche de l’armée, avait interdit toutes les voitures particulières. Deux jours après, en apercevant une dans un encombrement, il demanda à qui elle appartenait ; on lui dit : « A M. de Narbonne, aide de camp. » Séance tenante, il la fit brûler, mais en même temps il ordonnait à Duroc d’envoyer mille napoléons à M. de Narbonne qui n’était pas riche. Duroc mit la somme dans une riche cassette, avec quelques livres, et la fit porter au destinataire. M. de Narbonne manda sur-le-champ le colonel d’un régiment de recrues, lui donna l’argent à distribuer et garda les livres. A quelque temps de là, l’Empereur lui dit : « Eh bien, vous avez remplacé votre bagage, vous avez reçu ? » — « Oui, Sire, mais je n’ai cru devoir conserver que les livres, deux traités de Sénèque notamment qui m’ont fait grand plaisir, un De Beneficiis et un De Patientia. »