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mon œuvre, souffler les dissensions et réveiller les guerres civiles, tout cela pour des effets littéraires ! Détrompez-vous. Vous parlez de la mort de Louis XVI ! Qui touche-t-elle plus que l’Impératrice dont ces gens-là ont tué la tante ? Et quand, surmontant les plus légitimes répugnances, j’ai obtenu d’elle de les faire taire ; quand les premières personnes que j’ai fait jouer avec elle, c’est Fouché, c’est Cambacérès ; quand je donne de tels gages à la pacification du pays, vous venez ressusciter le passé et vous mettre en travers de mes efforts ! Monsieur de Ségur, vous auriez dû m’avertir. Il faut que je sache tout. Si le discours avait été prononcé, j’aurais sévi impitoyablement. Ou il sera modifié, ou M. de Chateaubriand ne sera pas reçu[1]. »

Il parla longtemps ; personne n’osait ouvrir la bouche. Nous n’étions que sept autour de lui. Le lendemain, je devais aller à Paris, mais en sortant je prévins le Grand Maréchal que je renonçais à ma course parce que cette conversation serait sûrement répétée, et qu’étant le plus petit, je porterais la peine des indiscrétions. En effet, le lendemain, Savary vint avertir l’Empereur que ses paroles étaient déjà divulguées. Ses soupçons, comme je m’y attendais, tombèrent sur moi ; il fallut pourtant

  1. Il ne fut pas modifié, et, pour prendre séance à l’Académie, l’auteur des Martyrs attendit la chute de l’Empire. — Chateaubriand succédait à Marie-Joseph Chénier. — Après avoir entendu Napoléon, il est de toute équité de l’entendre lui-même en cette affaire :
    « Mon discours, dit-il, était prêt. Je fus appelé à le lire devant la Commission nommée pour l’entendre. Il fut repoussé par cette Commission à l’exception de deux ou trois membres. Il fallait voir la terreur des fiers républicains qui m’écoutaient et que l’indépendance de mes opinions épouvantait ; ils frémissaient d’indignation et de frayeur au seul mot de liberté. M. Daru porta à Saint-Cloud le discours. Bonaparte déclara que, s’il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l’Institut et m’aurait jeté dans un cul de basse fosse pour le reste de ma vie. J’allai à Saint-Cloud. M. Daru me rendit le manuscrit çà et là raturé, marqué ab irato de parenthèses et de traits au crayon par Bonaparte. L’ongle du lion était enfoncé partout. Le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton était barré d’un bout à l’autre ; une partie de ma réclamation contre l’isolement, des affaires dans lequel on voulait tenir la littérature était également stigmatisée au crayon ; l’éloge de l’abbé Delille, qui rappelait l’Émigration, la fidélité du poète aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d’exil, était mis entre parenthèses ; l’éloge de M. de Fontanes avait une croix ; presque tout ce que je disais sur M. Chénier, sur son frère, sur les autels expiatoires que l’on préparait à Saint-Denis était haché de traits ; le paragraphe commençant par ces mots : « M. Chénier adora la liberté… » avait une double rature longitudinale….. J’avais conservé le manuscrit raturé avec un soin religieux. Le malheur a voulu qu’en quittant l’infirmerie de Marie-Thérèse, il fût brûlé avec une foule d’autres manuscrits. »
    Une copie toutefois de ce discours aurait été prise par un des collègues de Chateaubriand. Voyez les Mémoires d’Outre-Tombe, édition Edmond Biré.