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dignité. « Avec vous autres Français, nous disait-il un soir, il faut toujours se tenir à distance : si l’on vous permet de toucher la main, vous montez sur les épaules ! » mais cela sans morgue ni hauteur ; il était simple et bon, il aimait le peuple autant qu’il détestait la populace ; la canaille seule le trouvait sans pitié. Ainsi, en 1811, il y eut à Caen une émeute assez violente à propos des grains. Il envoya sur les lieux un de ses aides de camp, le général Durosnel, alors premier inspecteur de la gendarmerie. J’étais présent à ses instructions : « Faites bonne et prompte justice ; quelques exemples rapides préviendront les pires nécessités. Les femmes croient toujours à l’impunité de leur sexe, ce qui les place au premier rang dans les séditions ; n’ayez pour elles aucun ménagement ; qu’elles comparaissent devant la justice prévôtale ; si elles sont condamnées, faites-les fusiller comme les autres ! » et trois le furent effectivement.

Nous eûmes la même année à Saint-Cloud la première des États de Blois de M. Raynouard, que Napoléon avait voulu entendre avant d’en autoriser la représentation. Le soir, au coucher, il l’interdit. Il parla longtemps de la pièce et des faits historiques. « Henri III, dit-il, s’était laissé acculer dans une impasse, et l’auteur a prouvé que sans le meurtre, la quatrième dynastie eût alors commencé ; mais il est inutile de remuer l’opinion par de semblables tableaux. » Quelques jours après vint l’affaire du discours de M. de Chateaubriand à l’Académie. Ce fut M. Daru qui en parla le matin à l’Empereur. Celui-ci toute la journée en parut préoccupé ; le soir, il y avait spectacle : il congédia rapidement l’audience du coucher où l’assistance était nombreuse, puis, resté avec le service, il entreprit M. de Ségur, Grand Maître des Cérémonies, membre de l’Académie et de la Commission, en lui reprochant de ne pas l’avoir prévenu :

« Messieurs les gens de lettres, messieurs les auteurs, dit-il, vous cherchez partout des sujets dramatiques ; il vous est bien indifférent de troubler un pays, de raviver les discordes pour vous faire un succès et quelque renommée ! Mais moi qui suis chargé d’une lourde responsabilité, qui dois calmer les haines, endormir les souvenirs, pousser tous les talens au service du pays ; moi qui ne leur demande pas ce qu’ils ont fait mais ce qu’ils sont prêts à faire moi qui les mène entre deux murs de granit avec de grandes récompenses en avant et le fouet à qui recule par derrière, vous croyez que je vais vous laisser détruire