Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/337

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et un soir que Mme Festa refusait de chanter, après avoir essuyé patiemment sa mauvaise humeur et voyant mes instances inutiles : « Madame, lui dis-je, on ne désobéit pas à l’Empereur ou l’on va coucher en prison. Je serais au désespoir de vous y conduire, ne pouvant vous tenir compagnie. » Elle rit et chanta comme un ange.

Napoléon vivait fort retiré. Sauf les jeudis et dimanches où il y avait des réunions, il travaillait toute la journée. A cinq heures, il faisait régulièrement une promenade en calèche. De temps à autre, il criait : « à droite, » « à gauche, » et les postillons tournaient aussitôt dans des chemins souvent impraticables. Parfois, il partait à sept heures du matin pour Rueil ou Courbevoie ; il passait deux ou trois heures à choisir lui-même des sous-officiers dans la Garde pour les envoyer en Espagne. D’habitude, il quittait son épée qu’il me remettait, et je le suivais dans les rangs. Il interrogeait aussi bien le soldat que le capitaine, et faisait prendre note de ses décisions.

Toutes les semaines, le Conseil d’État tenait une ou deux séances dans la grande salle qui, depuis, a servi de billard. Il y avait au plafond un beau tableau de Proud’hon, La Sagesse ramenant la Vérité, qui donnait des distractions à ces messieurs, et, sur la cheminée un portrait de Bonaparte passant le Saint-Bernard sur un cheval pie. Ce n’était point une fantaisie de l’artiste, car ce cheval vivait encore dans une des sections du parc, et deux ou trois fois pendant l’été, l’Empereur allait le flatter et lui donner du pain. C’est dans ce local que j’assistai un jour à une grande discussion sur la garde nationale et l’organisation des cohortes. M. Malouet prétendait qu’il n’y avait là qu’une conscription déguisée. L’Empereur se fâcha : « Vous croyez, monsieur, que je veux finasser, dissimuler mes projets, mes actions, et imposer au pays des sacrifices inconnus ! Détrompez-vous ; je connais mieux la France et je lui rends justice. Si jamais la fortune devait me trahir, si jamais surgissaient des critiques, loin de cacher mes pertes, loin de réduire mes demandes, j’irais jusqu’à les exagérer. La France n’hésiterait pas à me donner son dernier homme et son dernier écu. » Tout le vingt-neuvième bulletin de l’année suivante était dans ces mots fatidiques. Une autre fois qu’il s’agissait aussi de la garde nationale, et que la discussion commencée à trois heures continuait encore à sept, sans qu’il y eût pris grand’part, il s’écria tout à