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chacun voulait voir non pas un sage tuteur de Sa Majesté, mais un chef et un rival dangereux. On décida Marie-Louise à braver sa timidité pour aller se jeter aux pieds de son mari et le supplier de lui épargner ce chagrin. Vainement il insista avec une affectueuse confiance ; il ne voulut pas la contraindre. Il fit alors appeler M. de Narbonne et lui dit : « Puisque l’Impératrice ne veut pas de vous, je vous prends pour moi ; nous ne nous en trouverons pas plus mal, ni l’un ni l’autre ; tant pis pour elle si elle n’a pas su vous apprécier. » Puis il lui proposa d’être un de ses aides de camp en attendant qu’il pût disposer d’une grande charge, et il ajouta : — « Narbonne, vous n’avez pas de fortune ? — Non, Sire, je n’ai que des dettes. — Eh bien ! je vous donne deux cent mille francs pour les payer. » Avant de le congédier, il lui parla de son passé, de sa famille, de la duchesse sa mère : — « Elle ne m’aime point, n’est-ce pas ? » Mon beau-père avait la repartie heureuse. — « Non, Sire, répondit-il, elle n’en est encore qu’à l’admiration[1]. »

Pendant le voyage de Compiègne, je fus chargé d’une modification dans l’étiquette. L’Empereur me dit un matin à son lever : « Personne ne doit être égalé à l’Impératrice ; dorénavant, vous ferez disparaître tous les fauteuils, hormis le sien et le mien. » Comme les reines d’Espagne, de Naples, de Hollande et la princesse Pauline étaient du voyage, je témoignai quelque incertitude. « Faites, me dit-il : Mme de Rambuteau et Mme la reine de Naples, c’est la même chose. » Toutefois, sur mon observation qu’on pourrait au moins marquer quelque nuance, car les dames du palais étaient parfois obligées de se contenter de plians et de banquettes, il consentit à ce que des chaises fussent réservées pour les princesses. Je courus leur faire part de ces ordres et m’excuser à l’avance de leur exécution. Le soir, les reines d’Espagne et de Hollande se placèrent sur leurs chaises sans paraître y prendre garde. La reine de Naples me dit brusquement : « Monsieur, où est donc ma place ? » Je la lui montrai en ajoutant : « Ordre de l’Empereur ! » Elle me fit la grimace tout le reste du voyage. — Je fus aussi chargé des spectacles,

  1. Cet art délicat de louer, ce franc parler aiguisé de politesse et de respect était mort avec le XVIIIe siècle. L’ancienne société en avait emporté le secret ; il ne restait plus que la flagornerie. C’est ce qui faisait dire à Napoléon : « On flatte trop autour de moi, j’en suis excédé. Le croiriez-vous ? Pour n’être pas flatté, même au bivouac, il m’a fallu prendre comme aide de camp un courtisan homme d’esprit de la vieille Cour ! »