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en même temps, et le symptôme n’était pas moins inquiétant, si même il ne l’était pas davantage, la disgrâce des ministres avec lesquels nous avions traité autrefois, qui étaient venus à Paris, qui avaient séjourné en Algérie, et que, pour tous ces motifs, nous considérions comme n’étant pas hostiles au développement de notre influence. M. Saint-René Taillandier ne pouvait pas se tromper sur la signification de chacun de ces faits, et encore moins de leur ensemble. Évidemment, le Maroc se repliait sur lui-même, se fermait, se hérissait devant nous, contre nous, et si le sultan a manifesté à un autre moment le désir de voir notre ministre venir de Tanger à Fez, ce désir lui était passé. Comment expliquer cette volte-face ?

L’explication la plus simple, et sans doute aussi la plus vraie, est que, dans le fond de son âme, le sultan a toujours eu pour nous les mêmes sentimens qu’il nous a découverts au dernier moment. Nous étions encore loin lorsqu’il nous en témoignait d’autres : notre voyage à Fez n’était pas imminent. Enfin la « pénétration pacifique » avait bien commencé pour lui, puisqu’elle a commencé par un emprunt que nous lui avons facilité. Il était naturel que ce début exerçât sur lui quelques séductions. La suite lui a plu moins. Qu’on se mette à sa place, ce qu’il faut toujours faire par la pensée lorsqu’on veut se rendre compte de ce qui se passe dans l’esprit des autres. Sa situation n’est pas commode. Nous parlons très haut des merveilles et des bienfaits de la civilisation européenne, que nous allons faire pleuvoir sur le Maroc. On sait que le jeune Abd-el-Aziz n’est pas resté insensible à ces merveilles ; il ne les a connues, il est vrai, que par les côtés amusans et un peu puérils, mais enfin il y a pris goût. Qu’en est-il résulté ? Il a perdu sa popularité ; il a vu un prétendant se dresser contre lui et devenir dangereux ; enfin il a traversé une crise très grave, ou plutôt il y est encore, il n’en est pas sorti. N’est-il pas naturel que notre civilisation lui inspire de la méfiance ? Et, quand bien même il n’éprouverait pas ce sentiment, ses sujets l’éprouvent : n’est-il pas obligé d’en tenir compte ? Il est entre les mains redoutables de congrégations religieuses fanatiques et puissantes. Peut-être aimerait-il mieux être dans les nôtres ; nous n’en savons rien ; nous en doutons un peu. Mais comment passer des unes aux autres en échappant aux risques de l’opération ? Problème très délicat pour le sultan, et qui ne l’est pas moins pour nous. De bons esprits peuvent craindre que la « pénétration pacifique » s’y montre inefficace. En attendant, si le sultan éprouve de grandes perplexités morales, s’il change de politique plus souvent que nous le voudrions, si un jour